C’est l’histoire d’une jeune fille d’à peine vingt ans qui se retrouva confinée avec un ami.
Cette jeune fille était plus belle, avait le teint plus frais et l’esprit plus malin que n’importe quelle femme ; elle aurait fait pâlir Blanche-Neige et celle-ci s’en serait retournée pleurer dans les jupes de sa belle-mère, serrant son méchant miroir contre elle, à s’enlaidir encore, si, par malheur, leurs routes s’étaient croisées. Mais nous dérivons.
Il n’y a pas tant à dire sur le passé de cette jeune fille, si ce n’est qu’elle s’amusait comme une petite folle ! Magnifique, et le sachant, elle était toujours restée à mi-chemin entre le célibat et la vie de couple ; belle façon de dire qu’elle avait toujours plusieurs amoureux, certains étant au fait de l’existence des autres et d’autres pas.
Je disais donc qu’elle s’était retrouvée, en mars 2020, confinée avec un ami. C’était un bon ami ; un bon ami car il n’était pas particulièrement beau et à son âge n’avait connu aucune histoire d’aucune sorte. Il n’était cependant pas assez laid et pas assez stupide pour s’en décourager à vie. Grand mais voûté, il portait de petites lunettes rondes qui lui donnait l’allure d’un intellectuel qu’il n’était qu’à moitié ; avait une large mâchoire qu’il n’utilisait dans ses sourires qu’avec parcimonie. Il avait une âme de collectionneur et entassait de nombreux objets dans sa chambre ; il aimait par-dessus tout les petites figurines Funko Pop (celle dont la tête est complètement disproportionnée par rapport au reste du corps). C’était un garçon sérieux et solitaire qui avait ses quelques moments de franche gaîté.
Nos deux personnages vivaient à Paris. Entendons-nous bien, ce n’est absolument pas par une espèce de magie narrative qu’ils se sont retrouvés ensemble tous deux. Non. Ils étaient en colocation. Et s’appréciaient, c’était-à-dire qu’ils s’entrapercevaient et parvenaient à partager environ trois repas dans la semaine. Il faut dire que la jeune fille était bien occupée : jongler avec les garçons demandait et de la jugeote et beaucoup de temps.
Et puis paf : confinement !
L’appartement leur parut enfin aussi petit qu’il l’était. Ils étaient condamnés à rester entre eux. Mais comme ils s’entendaient bien, ils ne s’en inquiétaient pas tant.
Ainsi, la première quinzaine se passa relativement bien, dirons-nous.
Il télétravaillait, elle non. En plein milieu de ces journées sans heures, elle le dérangeait dans son travail, débarquant dans son espèce de chambre-bureau et le taquinait pendant qu’il fronçait durement les sourcils puis elle repartait en gloussant pour mieux revenir. Elle commença à s’ennuyer un peu.
Peut-être l’avez-vous deviné ? Dans son ennui, elle commença à lui trouver un nouvel éclat et se prit d’une douce rêverie innocente pour ce colocataire si dénué de charme trois semaines auparavant. Elle avait toujours trouvé que sa grandeur voûtée lui donnait une allure quelque peu négligée et flasque ; mais ses derniers jours, il lui avait plutôt rappelé le fauve alangui, serein dans sa force. Elle voyait ce qu’elle n’avait jamais vu : les beaux verts sous les petites lunettes rondes et la joie sincère de ses trop rares éclats de rire. Même l’attention qu’il portait à ses figurines de collection montrait combien c’était un garçon attentionné qui aimait prendre soin des belles choses.
Elle se mit à réfléchir – ce qui pour une nature aussi impulsive que la sienne était une étonnante marque de sagesse – et décida de le séduire. Sans doute, après son succès, ne pourront-ils plus être amis ni colocataires, mais elle n’aimait pas contraindre ses actions immédiates à cause de lointaines conséquences possibles. Elle le séduirait.
Elle avait l’intelligence de ces choses-là et commença en douceur pour ne pas l’effrayer. Elle secouait sa longue chevelure, lui faisait de doux compliments, le regardait avec intensité lorsqu’il parlait sérieusement, riait plus fort à ses plaisanteries (qu’elle trouvait réellement plus drôles qu’avant), lui touchait plus volontiers la main, l’épaule, le bras ; jouant avec légèreté de ses gestes et de ses paroles.
Il ne se montra ni surpris, ni flatté, ni confus. Il n’avait pas compris.
« C’est ça, le problème avec les amis ! » se disait-elle en soupirant et aussi « Maudit confinement ! » car elle se sentait bizarrement triste et contrairement à son habitude, rien ne pouvait la distraire, rien ne pouvait la détourner de lui. Pour la première fois, elle eut peur d’être repoussée mais elle balaya bien vite cette idée farfelue.
Elle se fit beaucoup plus pressante ; le câlinant en guise de bonjour, le collant durant les films, laissant traîner sa main, éparpillant ses dessous dans tout l’appartement, passant en petite serviette au sortir de la douche, montrant des signes d’émotion intenses mais secrets, s’arrêtant brusquement au milieu d’une phrase, se maquillant avec attention, se faisant de grands yeux de biche étonnée. Une nuit, elle prétendit avoir fait un cauchemar et passa le reste de la nuit dans son lit.
Rien n’y fit. C’en était trop pour la jeune fille ! Se retrouver coupée du monde et des autres garçons ! Coincée avec le seul qui ne voulait pas d’elle ! Sans aucune autre activité pour lui occuper les mains ou la tête ! De sa colère et de sa tristesse, de vrais sentiments émergèrent. Le pathétique la guettait. Il fallait agir.
Un soir, elle décida de tenter le tout pour le tout : elle irait le rejoindre nue dans son lit et se blottirai contre lui, voilà ! Advienne que pourra ! Elle était presque prête à subir l’humiliation d’être rejetée (je dis « presque » car en réalité, elle n’avait qu’une vague idée de ce à quoi cela pouvait ressembler). Elle se dévêtit dans le couloir entre leurs deux chambres, se demanda brusquement s’il ne valait pas mieux garder ses sous-vêtements et puis merde alors ! Le tout pour le tout ! et hop le soutien-gorge et la culotte y passèrent aussi !
Elle ouvrit doucement la porte, susurrant son nom d’une voix langoureuse. Sans réponse de sa part, elle s’avança doucement du bord du lit, mais son pied rencontra une forme étrange et pointue qui la fit déraper. Elle se tordit la cheville, retomba sur son bras, sentit un craquement avant de s’étaler de tout son long sur le sol pour retomber sur mille autres objets qui lui firent pousser un cri de douleur. Ses putains de petites figurines !
Son ami se releva en sursaut, alluma la lampe de chevet. Le spectacle était grotesque : il la vit piteusement nue au milieu de ses figurines adorés, hurlant de douleur et le suppliant de faire quelque chose. Et elle pleurait. On ne saura jamais si c’étaient des larmes de douleur, d’humiliation, de peur, ou un peu de tout cela.
Ses blessures n’étaient pas anodines ; il fallait l’emmener à l’hôpital. Elle garda peu de souvenirs de ces événements précipités : la venue des pompiers, l’ambulance, l’attente puis les médecins autour d’elle. Ce dont elle se souvenait, c’était de son réveil dans une salle de garde à l’hôpital.
Elle se réveilla, s’observa, se palpa puis maugréa. Toute amochée qu’elle était, elle ne ressemblait plus à rien. Elle fit apporter une glace et constata, comble de l’horreur, qu’il lui manquait une dent.
Son ami était au pied du lit, joyeux, rassuré, les yeux étincelants !
Il s’écria :
« Moi aussi, je t’adore. Si j’avais su, si j’avais compris ! Maintenant, je revois toutes ces dernières semaines et je comprends mieux que toi aussi, tu as des sentiments pour toi. Oh comme je suis désole ! Ah ! Je n’avais rien vu ! Mais comment aurais-je pu imaginer que toi, si magnifique et si incroyable tu puisses t’intéresser à un type comme moi ? Alors j’ai fermé les yeux sur tes petites attentions, je n’ai pas voulu voir, mais maintenant je vois tout, je comprends tout. Et tout va bien aller. Nous allons rentrer tous les deux à l’appartement et je m’occuperai bien de toi, je te promets. Et pour ta dent, le médecin a dit qu’on pourra la remplacer par une fausse, que maintenant, ça se passe très bien, qu’on fait à peine la différence avec des vraies et qu’avec les dents parfaitement blanches que tu as naturellement, la fausse ne ressortira pas du tout ! C’est formidable, hein ? »
Je doute qu’il ait pu reprendre son souffle durant sa petite tirade.
La jeune fille, n’écoutant que d’une oreille la déclaration pourtant tant attendue de son ami, ne se dit qu’une seule chose : « Quel con ! » et elle l’aima déjà moins.