L’histoire inachevée qui toujours rêvera d’être un opéra
I
C’est à l’aube qu’un voyageur découvrit un pays nouveau. On y dormait profondément. Un village, un palais et un grand lac gelé aux étranges scintillements. Le voyageur attendit ; attendit encore ; attendit longtemps. Le soleil avait atteint son zénith quand enfin des têtes souriantes et ensommeillées se risquèrent hors des maisons.
LE VOYAGEUR : Excusez-moi, pourriez-vous m’aider ? Je cherche du travail.
LE VIEIL HOMME : Mon pauvre garçon…
LE VOYAGEUR : Oui, oui… soupira-t-il. Depuis une heure, j’arrête tout le monde et on me regarde avec des yeux rond et hagards… On me demande si je suis perdu… On me dit « Pourquoi faire ? » Mais vous, vous, vous avez l’air sensé !
LE VIEIL HOMME : Sensé, sensé, c’est un bien grand mot ici !
Le vieil homme rit un peu mais devant l’air malheureux du jeune voyageur, il se gratta la tête, embêté. Il réfléchit, puis l’invita à le suivre. Ils marchèrent dans des rues presque désertes et ils arrivèrent à une auberge. Elle, elle était pleine à craquer et si bruyante qu’on pouvait crier sans risquer d’être entendu. Le vieil homme fit un geste au voyageur pour qu’il s’assît.
Autour d’eux, les verres s’entrechoquaient dans de grands éclats de rire ; hommes et femmes chantaient, buvaient, dansaient, s’embrassaient, se caressaient, sous les couleurs d’une musique rythmée pleine de cuivres.
LE VOYAGEUR : Qu’ils sont gais ! De tous les pays que j’ai visité, je n’ai jamais vu foule plus joyeuse !
LE VIEIL HOMME : Ne vous y trompez pas. Vous risqueriez de finir comme eux.
LE VOYAGEUR : Ils sont si libres, si légers, si heureux !
LE VIEIL HOMME : Plaignez-les plutôt.
Alors, le voyageur les regarda vraiment. Il y en avait dans des coins, roulés en boule, qui dormaient d’un sommeil profond. Certains à force de trop manger se transformaient doucement mais sûrement en cochons, d’autres criaient comme de petits macaques en continuant à voler des babioles à droite à gauche, d’autres encore à force de caresses étaient devenus lapins.
LE VIEIL HOMME : J’en connais, devenus si paresseux, qu’ils en sont morts ! Mais oui ! Morts heureux peut-être, le sourire aux lèvres, mais morts tout de même. Allons, mon garçon, tu es trop intelligent pour ne pas voir la fausse joie qui règne ici. Plaisir en est le maître-mot ! Plaisir et confort ! C’est tout ! Ils refusent l’hypocrisie des honnêtes gens et pourtant à se divertir sans relâche, ils ne peuvent s’en passer car, je vous le demande « qui, en ce bas-monde, peut ne vivre que de divertissements ? »
LE VOYAGEUR : Ils ne travaillent donc pas tous ces gens ?
LE VIEIL HOMME : Personne ne travaille.
LE VOYAGEUR : Mais comment ?…
LE VIEIL HOMME : Comment peut-on être nourris, logés, blanchis chaque jour ? Sans effort et sans inquiétude ? Sans autre perspective que de profiter de notre oisiveté ? Ils ont oublié. Des chercheurs ont bien essayé de chercher un peu. Cela ne fait qu’une quinzaine d’année que ce pays est ainsi, mais on oublie vite et on s’habitue vite à ces étranges coutumes. Et puis les chercheurs, eux-mêmes ont fini par se désintéresser de leurs études pour retourner à une vie plus amusante. Chacun sent tout de même que tout ceci ne peut être que l’œuvre de Cœur de lac.
LE VOYAGEUR : Cœur de ?…
Un vieux monsieur boiteux qui venait d’entrer les bouscula pour atteindre le bar.
LE VIEIL HOMME : À force, les gens d’ici deviennent bancals. As-tu remarqué que tous les vieux et les vieilles claudiquent ? Ils ont passé trop de temps ici. Et maintenant, ça leur est impossible de réapprendre à vivre autrement. Autant rester…
Le voyageur n’avait toujours pas entamé son verre alors que le vieil homme en était déjà à son troisième.
LE VIEIL HOMME : Buvez.
LE VOYAGEUR : Je ne bois pas.
LE VIEIL HOMME : Oh !
LE VOYAGEUR : Je ne fume pas.
LE VIEIL HOMME : Oh !
LE VOYAGEUR : Je ne…
LE VIEIL HOMME : profite point non plus des plaisirs de la chair. J’ai compris. Inutile de le crier, vous allez finir par nous faire repérer. Plus d’histoire ! Aujourd’hui : tu bois ! Tu fumes ! Le reste… on verra plus tard. Mon dieu, mon dieu, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de toi ?
Il lui coinça une cigarette entre ses lèvres ; se recula pour en admirer l’effet. Non. Il avait toujours une tête trop sérieuse. Il se gratta la tête, penaud.
Le boiteux, le nez rouge de satisfaction de savoir son alcool dans son verre, les bouscula à nouveau pour rejoindre une table libre.
LE VOYAGEUR : Mais vous, vous êtes vieux !
LE VIEIL HOMME : Voilà qui fait toujours plaisir !
LE VOYAGEUR : Pardon, je voulais dire, vous ne boitez pas et… Mais vous m’avez compris !
LE VIEIL HOMME : Je suis de passage, je ne comptais pas m’attarder, mais… Les enfants ! Et si vous saviez… (il regarda autour de lui avant de chuchoter) comme ma femme me manque…
LE VOYAGEUR : Pourquoi chuchotez-vous ?
LE VIEIL HOMME : Ce n’est pas le genre de choses que l’on dit par ici.
Et effectivement, quelques badauds s’étaient tournés vers eux.
LE VIEIL HOMME : Venez, sortons.
Le village avait eu le temps de se réveiller et commençait à s’agiter. Une pancarte « Vide-greniers : reste 3 jeunes filles » avait été affichée. Un gros bonhomme monta sur son escabeau pour transformer le trois en deux. Beaucoup d’animaux circulaient dans la rue et étaient salués avec respect. Le vieil homme fit un signe de tête à un âne qui passait et expliqua au voyageur que tous les ânes qu’ils croisaient étaient de ceux qui n’avaient tellement rien fait qu’ils s’en étaient vidés le cerveau.
Une espèce de chorale joyeuse s’improvisa soudain et rameuta du monde qui commença à taper des mains et taper des pieds et tous ceux qui savaient vaguement jouer d’un instrument s’y mirent avec ardeur.
« Pépère, joyeux, heureux,
Le plaisir il est là,
là et pas ailleurs.
J’sais pas si not’ monde est parfait
car jamais j’en bougerai ! »
C’était affreux, bien sûr, car personne en ce pays n’avait jamais eu la ténacité d’apprendre vraiment la musique.
Un cri de terreur interrompit brusquement la musique. Le vieil homme et le voyageur se rapprochèrent des hurlements qui s’étaient échappés de la Place du Palais – curiosité perverse qui pousse chacun à voir et constater de ses propres yeux. Alors, on vit un homme, le corps tout en flammes, qui brûlait, criait et suppliait ! Une dame courait avec une bassine d’eau dans les mains mais avant qu’elle n’eût pu la verser, une voix l’arrêta. Une voix que tout le monde reconnut.
CŒUR DE LAC : N’y pensez même pas. Posez ce sceau. Il n’a rien d’autre que ce qu’il mérite.
LA DAME : Mais Ma Reine…
CŒUR DE LAC : Voilà ce qu’obtient celui qui veut l’amour. N’était-ce pas ce que tu voulais ? Te consommer ! Brûler d’amour pour moi ! Ha ha ! Idiot ! Pourquoi ne pas t’être contenté de plaisir ? Du désir sans amour, voilà ce que j’enseigne. Mais non, il te fallait l’Amour, le grand, le beau, le passionnel, qui noie et qui enflamme ! Maudit amant. L’Amour comme panacée ? Comme on se trompe, comme on s’aveugle. Mais moi, non, jamais ! Jamais je ne m’enflammerai ni pour toi ni pour aucun autre ! Je n’ai fait qu’accélérer un peu les choses, en te brûlant là, à vif, sous mes yeux ; n’était-ce pas ton vœu le plus cher ? Regrettes-tu ? Dis-moi que tu regrettes, que ton cirque n’en vaut pas le peine. Même s’il est trop tard pour toi, dis-le-moi !
L’HOMME : Ma Reine, je vous aimerai toujours.
CŒUR DE LAC : Assez ! Assez ! Disparais !
Les portes du palais se refermèrent sur ses paroles. Et les autres durent assister à la fin de ce pauvre homme qui brûlait encore et criait davantage. Un couple voulut le sauver et l’asperger d’eau mais il fut empêché par la foule qui savait que Cœur de lac ne le pardonnerait pas.
LE VOAGEUR : Quelle femme cruelle ! Mais quelle beauté ! Et quel caractère se doit être pour inspirer une telle passion !
Le vieil homme n’écouta pas ses paroles car il lui sembla reconnaître une silhouette familière dans le couple qui voulait asperger l’homme brûlé.
LE VIEIL HOMME : Ma fille !
LA JEUNE FEMME : Mon père !
Père et fille s’enlacèrent avec une grande chaleur. Le vieil homme en avait les larmes aux yeux.
LE JEUNE HOMME : Monsieur.
Le vieil homme grommela dans sa barbe à la vue de ce beau jeune homme qui se tenait derrière sa fille.
LA JEUNE FEMME : Mon père, quel malheur ! Tout cela est de notre faute ! Qu’allons-nous devenir ?
LE VIEIL HOMME : Comment ?
LA JEUNE FEMME : C’est nous qui avions chargé cet homme, le plus bel homme qu’on eût trouvé, de charmer Cœur de lac ; mais son cœur est bien comme notre lac, gelé depuis trop d’années pour être sensible aux doux rayons d’un nouveau soleil. Quand nous avons vu son malheur arriver, quand nous avons vu que c’était lui qui tombait sous son charme, nous avons tout fait pour l’inciter à taire ses sentiments, mais… vous savez mieux que moi, père, comme il est impossible de faire entendre raison à un cœur amoureux.
LE VIEIL HOMME : Mais quelle machination ! Vous êtes allés trop loin, beaucoup trop loin. Ces idiots sont tombés amoureux, dit-il à l’intention du voyageur, et au lieu de s’enfuir de ce pays de fous où l’on brûle les amoureux, ils se sont mis en tête de convaincre Cœur de lac elle-même des bienfaits de l’amour. Si je suis coincé dans ce pays, c’est pour prier mon insensible fille de revenir saine et sauve chez ses parents morts d’inquiétude. Voyageur, vous savez tout à présent.
LA JEUNE FEMME : Nous avons épuisé toutes nos idées, tous nos stratagèmes, nous n’avons plus le choix.
LE VIEIL HOMME : Oui, ma fille, vous avez fait suffisamment de dégâts, il est temps…
LA JEUNE FEMME : Il est temps que nous lui parlions directement ! Notre amour vrai et profond la convaincra. C’est notre dernier espoir.
LE VIEIL HOMME : Encore ses folles pensées ! Arrête donc ! Pars avec moi, partez avec moi.
LA JEUNE FEMME : Hors de question !
LE VIEIL HOMME : Vous allez finir comme ce pauvre brûlé ! Je t’en prie, ma fille, je ne veux pas te voir finir ainsi.
LA JEUNE FEMME: Notre cause est juste, belle et vaut toutes les peines. Et malgré tout le respect et l’amour que je vous porte, père, je ne peux me dérober à mon destin. Je ne serai jamais tranquille avant d’avoir tout essayé. Nous irons à sa rencontre et son cœur ne pourra que fondre au cri de notre amour.
LE VIEIL HOMME : Hélas !
II
La Reine Cœur de lac s’agaçait et grommelait sur une broderie aux fils désobéissants dans l’un de ses salons quand on frappa et que la silhouette de sa tendre amie apparut. Elle avait un air préoccupé ; air que Cœur de lac ne lui vit pas, tant elle était, elle, préoccupée par sa broderie. Elle s’acharnait et cela commençait à ressembler à une véritable boucherie. La délicatesse n’avait jamais été son fort. L’amie, songeuse, se posta devant l’une des fenêtres et laissa son regard se porter au loin. Elle voyait le village et puis le lac, le grand lac de glace.
L’AMIE : T’arrive-t-il de contempler le lac ?
CŒUR DE LAC : Non, non, pas vraiment.
Cœur de lac avait toujours le regard fixé et concentré sur sa broderie et lui répondit vaguement.
L’AMIE : Tu devrais.
CŒUR DE LAC: Pourquoi cela ?
L’AMIE : Je ne sais pas. Vous êtes le miroir l’un de l’autre. Il me semble que tu devrais le regarder comme tu devrais te regarder toi-même.
CŒUR DE LAC : Hum.
L’AMIE : Sais-tu que ton peuple ne t’appelle plus « Ma Reine » mais « Cœur de lac » ? Pourtant, ils ont tout oublié. Ils ont oublié que ce lac est le fruit tes larmes. Qu’avant, il n’y avait pas une seule goutte d’eau mais de vastes pâturages. Quel étrange pays as-tu construit…
CŒUR DE LAC, fièrement : Il n’en existe pas d’autres ainsi !
L’amie était dépitée par la mine réjouie de la reine.
L’AMIE : Puis-je te parler en toute honnêteté ?
CŒUR DE LAC : Hum.
L’AMIE : Ma chère amie, nous nous côtoyons depuis l’enfance et je ne crois pas me tromper en affirmant être celle qui te connait le plus intimement. J’ai tout suivi, tout vu et accompagné chacun de tes cheminements. Je t’ai vue heureuse, épanouie, amoureuse comme jamais aucune femme ne le fût ; je t’ai vue braver courageusement ton père, en son temps, pour qu’il consente à votre union ; je l’ai vue céder devant ton ardeur et ta persévérance. Je t’ai soutenue alors. Et je t’ai soutenu ensuite, ce jour maudit où l’amour de ta vie est parti avec une autre, te laissant toi, misérable chiffon, plus bas que terre. Pendant des jours, des semaines, des mois, tu n’as cessé de pleurer et j’ai vu ce lac naître de tes larmes, de toutes ces larmes versées inutilement en espérant qu’il revienne. Puis, je t’ai vue vouer une haine inextinguible aux amours des autres. Voilà qu’il te fallait leur prouver toute la crasse cachée sous leurs beaux sentiments : peur, ressentiment, mélancolie, lassitude, dégoût, jalousie… On ne t’écoutait pas, on ne te croyait pas ; évidemment, quand on aime… Et, à nouveau, ils te brisaient en brandissant leur solide amour. Tu ressortais plus meurtrie encore de cette lutte. Enfin, j’ai doucement vu le lac et ton cœur jadis si bondissant, se recouvrir d’une fine couche de glace. Ils ont gelé à l’unisson. Et tu t’es mise à traquer toute trace d’amour au sein de ton peuple pour l’éradiquer. Aujourd’hui, les années ont passé, le temps s’est écoulé mais le lac et ton cœur sont toujours gelés. Pourquoi ? Pourquoi, ma chère amie, cette souffrance et cette cruauté, que jadis je comprenais, est aussi vive qu’au premier jour ? Cet homme aujourd’hui encore que tu condamnes aux flammes… Combien t’en faudra-t-il pour que ta soif vengeresse s’apaise ? Je ne te comprends plus. Tant d’hommes et de femmes ont été abandonnés et partagent ta douleur. Tu n’es pas seule. Fais quelque chose. Entoure-toi. Sors de ce cercle infernal. Prends exemple sur celles qui en sont sorties et qui ont pu pardonner même.
Au fur et à mesure du discours de son amie, Cœur de lac avait tendu l’oreille, laissé sa broderie, s’était levée et à présent, elle lui faisait face, le regard étincelant de rage. Terrifiante.
CŒUR DE LAC : Idiote ! Crois-tu qu’on se console parce qu’on n’est pas seule à souffrir ? Au contraire, l’idée que notre douleur ne nous appartienne même pas est insupportable ! « Prends exemple » Non. Entre gens de mêmes maux, on se déteste car à cause d’eux, on n’a même pas la consolation d’être la plus malheureuse ; qui sait s’il n’y en a pas une qui s’est faite abandonnée pour sa sœur, sa mère, sa fille ? Mes cauchemars m’ont-ils quittée ? Non ! Alors pourquoi devrais-je m’adoucir ? Ces ombres, qui se trainent de cauchemars en cauchemars, se brouillent peut-être avec le temps mais le goût du poignard qu’on m’a enfoncé a toujours celui de la traîtrise la plus infâme. Le temps n’a pourtant pas été inefficace. Lui, je l’ai oublié mais la souffrance qu’il m’a causée, ça jamais. La trahison m’exècre, et chaque jour qui passe n’est qu’une confirmation de la mauvaiseté des humains, de leur égoïsme ; on ne peut leur faire confiance, les croire, et même lorsqu’eux-mêmes sont absolument convaincus, au fonds, ils se trompent et te le prouveront à la première occasion. Et pourtant le grand cirque continue ! Car je ne suis pas dupe, malgré tous mes efforts pour exterminer l’amour jusque dans ses racines profondes, je sais qu’il continue de pulluler. J’ai beau avoir offert à chacun tout le confort dont il a besoin, avoir satisfait tous ses plaisirs instinctifs, je sais que certains penseront trouver mieux en aimant et en étant aimé. Tu ne me comprends plus ? Mais tant mieux pour toi ! Heureuse ignorante. Tu es plus humaine. Chaque jour, je sens que je frôle les limites de l’humanité, tout aveuglée de haine comme les aveugles imbéciles d’amour. Crois-tu que j’ignore être coincée dans une boucle infernale ? Je commence à me dire, ne sachant par où m’échapper, que là est peut-être mon destin. Rester et être le témoin de ce qui se passe quand on n’en sort pas, quand on va jusqu’au bout ; qu’y a-t-il tout au bout de la haine ? Peut-être que grâce à moi, on le saura ! Tu sembles me reprocher de n’avoir aucun cœur, alors que justement j’en ai trop, beaucoup trop. Cela a été ma perte et cela l’est encore, car il faut un cœur gigantesque pour abriter toute la haine qui m’anime.
L’AMIE : Tu es effrayante. Oui, tu as bien changé. C’est ma faute, j’aurais dû réagir bien plus tôt plutôt que de laisser toute cette haine grignoter ce qui te restait d’humanité. Je vois qu’aujourd’hui les pauvres appels de mon amitié ne t’empêcheront nullement de continuer tes cruautés… Mais moi, je continuerai, malgré tout, à tapoter patiemment sur cette glace pour y dessiner de petites fissures qui un jour peut-être briseront le lac tout entier et laisseront s’échapper toute cette eau pour une vie nouvelle.
Une porte s’ouvrit violemment, et l’amie sursauta. Entrèrent un garde et une jeune femme. C’était la fille du vieil homme, l’amoureuse ! Vêtue d’une simple robe marron, la jeune femme contrastait avec la magnificence des lieux. Elle était petite et souple avec de belles boucles rousses qui lui tombaient sur les épaules et des bras bronzés par le soleil. Impressionnée, elle se tortillait maladroitement.
UN GARDE : Cette jeune femme insiste pour vous parler Ma Reine. Elle ne porte aucune arme et me semble inoffensive.
CŒUR DE LAC, à son amie : Quel intérêt d’avoir un garde s’il ne sait reconnaître le danger ?
Cœur de lac et la jeune femme se regardèrent. Leurs destins étaient liés, elles le savaient. Chacune d’elle lisait sa propre fatalité dans les yeux de l’autre – effroi et bonheur que d’être à l’endroit où l’on nous attend !
CŒUR DE LAC : Entre donc, mon enfant, puisque tu es inoffensive.
LA JEUNE FEMME : Merci. Je sais que vous êtes bonne, Coeu… ma Reine. Et que vous ne pourrez qu’être touchée par mon récit.
L’amie pouffa un peu. La Reine lui adressa un regard sec.
CŒUR DE LAC : Et c’est pour me complimenter que tu as forcé ma porte ?
LA JEUNE FEMME : Non non, bien sûr que non. C’est une affaire délicate, sensible, complexe qu’il faut prendre dans son entièreté… Pas si complexe que cela, mais enfin par chez nous…
CŒUR DE LAC, agacée : Parle donc.
LA JEUNE FEMME : Voilà. Votre loi qui bannit l’amour est inhumaine. Changez-la, je vous en prie ; car je sais que mon cœur, lui, ne changera pas. Oui, ma Reine, pour mon malheur je suis devenue, une hors-la-loi ! Pourtant, je vous assure, j’ai tout fait pour que mon cœur me laisse en paix.
CŒUR DE LAC : Et lui, vous aime-t-il ?
LA JEUNE FEMME : Bien sûr !
CŒUR DE LAC : « Bien sûr ! » Ha ! Mais quelle prétentieuse ! « Bien sûr ! » Non jeune fille, apprends que tous les amours ne sont pas partagées, loin de là. Et où se cache-t-il l’élu de ton cœur ? Pourquoi est-ce toi seule qui viens braver la Reine maudite ?
LA JEUNE FEMME : Nous devions venir ensemble mais je l’aime trop pour exposer sa vie. Alors que la mienne, après tout, sans lui, n’est pas grand-chose. J’assumerai seule les conséquences.
CŒUR DE LAC, à elle-même : Quelle race agaçante que celle des amoureux !
CŒUR DE LAC, à la jeune femme : S’il n’y eût que toi et que tu l’eus regretté, j’aurais pu te pardonner mais puisque le mal est incurable, que vous êtes tous deux complices…
LA JEUNE FEMME : Vous n’avez donc aucune pitié ? Deux cœurs fous l’un de l’autre, n’en pouvant plus de lutter… Tout ce que nous demandons, c’est une petite exception pour vivre notre amour en paix.
CŒUR DE LAC : Une petite exception ? Ha ha ha ! Rien que cela ! Mais que crois-tu posséder pour mériter une exception ? Crois-tu vraiment que votre amour est le plus fort, le plus doux, le plus passionnel, le plus respectueux, le plus courageux ? Que c’est le destin qui vous a jeté dans les bras l’un de l’autre ?
LA JEUNE FEMME : Mais si, c’est cela ! Exactement cela ! Écoutez. J’étais à une table, lui à une autre, dans une auberge noire de monde. Les mouvements de la foule créaient un trou, toujours au même endroit pendant quelques secondes, et nos regards se croisèrent ainsi plusieurs fois à travers ce trou béni ; je finis par attendre avec impatience que le trou se formât encore et encore pour m’attacher davantage à son regard. J’ai compris ce qui m’arrivait et me suis enfuie, me jurant de ne plus jamais revenir. Mais mes pas et mon cœur me guidèrent malgré moi. Je n’entrais pas dans l’auberge mais regardais seulement par la fenêtre et alors je le voyais ce beau jeune homme, soupirant seul à sa table. Et un jour, alors que je le regardai par la fenêtre, il me vit et son regard ne me laissa pas m’échapper ; j’étais faite ! Depuis lors, nous vivons notre amour comme des brigands, sommes chaque jour plus amoureux et il en sera ainsi jusqu’à la mort.
CŒUR DE LAC : « Jusqu’à la mort ! » Enfin un mot qui me parle ! Assez de tes jérémiades, toujours les mêmes… Petites historiettes qu’on se raconte. Assez, assez ! Fruit d’un immense orgueil ! Gardes ! Au feu ! Qu’on la brûle ! Qu’on la brûle comme les autres pour s’être crue si supérieure à eux !
La jeune femme se jeta à terre et supplia. Le garde reparut, suintant à grosses gouttes et derrière lui, profitant de l’ouverture de la porte, un jeune homme se précipita pour se placer entre Cœur de lac et sa bien-aimée.
LE JEUNE HOMME : Si elle doit périr, je périrais avec elle !
L’instant reste suspendu. Le jeune homme et Cœur de lac sont debout face à face ; la jeune femme est toujours à genoux, presque cachée par son aimé ; l’amie est en retrait derrière Cœur de lac. Et un étrange dialogue se noue entre ces quatre regards qui se défient et s’abandonnent tout à la fois.
L’AMIE, intérieurement : Comme le visage de la Reine s’éclaire tout à coup ! Les traits s’arrondissent, s’harmonisent, perdent leur rigueur ; les yeux s’ouvrent ; le rouge lui monte aux joues ; la silhouette s’allonge… Comme si, après des siècles passés dans l’obscurité la plus totale, le soleil resplendissait à nouveau. Sur son visage, la surprise heureuse, la bonté, l’humilité. C’est merveilleux ! Inespéré ! Gloire à cet instant !
CŒUR DE LAC, intérieurement : Quel regard de feu ! Comme il me défie ; personne n’ose plus me regarder ainsi. Quelle jeunesse ! Je lis force, assurance, courage, ambition ; il ne pliera pas devant les plaisirs du pays… Et pourtant, encore cet air d’enfant sauvage avec ses boucles blondes qui lui tombent sur les joues…
LE JEUNE HOMME, intérieurement : Quelle femme ! Gravité et douceur tout à la fois. Beauté marmoréenne orgueilleuse ; c’est bien une Reine ! Voilà pourquoi tant d’hommes en sont tombés amoureux ! Terrible orgueil qui cache à peine l’immense douleur. Mais ne nous laissons pas impressionner.
LA JEUNE FEMME, intérieurement : Malheur ! Mon amour, regarde-moi, abandonne cette tentation grandissante ! Mais j’entends déjà leurs cœurs battre à l’unisson et se reconnaître… Et elle ! Le regard qu’elle lui porte ! Regard gourmand… Gloussant… Femme plus cruelle encore qu’elle ne le croie. Je venais ici chercher le salut, j’y trouve l’objet de sa perte… Maudit soit cet instant !
III
Dans le village, il est midi ; les gens commencent doucement à vaquer à leurs occupations et envahissent les rues. Il fait un temps magnifique, sans nuage. Le vieil homme et le voyageur se croisent, se reconnaissent et se saluent joyeusement. C’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis leur première rencontre.
LE VIEIL HOMME : Quel plaisir de vous revoir ! Comment allez-vous ? Avez-vous trouvé du travail ?
LE VOYAGEUR : Mieux que cela : j’en ai abandonné l’idée !
LE VIEIL HOMME : Ah ! C’est que vous vous faites au pays ! Quand repartez-vous ?
LE VOYAGEUR : Je ne sais pas… Rien ne presse, personne ne m’attend… Si vous saviez combien de pays j’ai visité… Il n’a jamais été aussi aisé de s’habituer à de nouvelles coutumes ! Je crois que de m’être posé un peu, cela m’a vieilli d’un coup. Les rides qui se tenaient prêtes, entassées derrière le masque qui ne devaient laisser transparaître aucune vieillesse de corps ou d’esprit, fêtent joyeusement leur sortie. Et je les accueille. Je suis fatigué, fatigué de parcourir le monde… Ici, tout est si simple. Je ne veux pas passer mes vieux jours sur les routes.
LE VIEIL HOMME : Vos vieux jours ? Mais vous n’y êtes pas encore ! Allons, allons, ne vous cherchez pas d’excuses ! Vous avez bien le droit d’apprécier les charmes et les voluptés de ce pays ; ce n’est pas à moi d’en juger. Permettez seulement que je vous mette en garde contre ses excès ou vous finiriez vos vieux jours comme un âne, un singe, un lapin ou que sais-je !
LE VOYAGEUR : Pour être honnête, même cela ne m’inquiète pas. Cela doit être reposant après tout de finir dans la peau d’une bête.
LE VIEIL HOMME : Peut-être, peut-être… Et puis le pays change tellement ces derniers temps que ce que je dis aujourd’hui ne sera peut-être plus vrai dans « vos vieux jours ».
LE VOYAGEUR : Ah ! Vous aussi vous vous y mettez ! J’entends partout : « Oh ! Oh ! Tous ces changements ! » Toujours la même rengaine ! Je hoche la tête d’un air compréhensif mais à la vérité je n’y comprends rien. Je n’ai rien remarqué de nouveau.
LE VIEIL HOMME : Vous n’êtes pas parmi nous depuis assez longtemps, voilà tout. On ne réprimande plus les couples qui se tiennent par la main ; plus de brûlés depuis des jours ; et surtout ce lac immobilisé par la glace depuis des années qu’on voit craqueler à l’œil nu ! C’est une révolution !
LE VOYAGEUR : Mais pourquoi ?
LE VIEIL HOMME : La voilà la raison de tous ces changements !
Et le vieil homme lance ses bras en avant pour y accueillir sa fille.
LA JEUNE FEMME : Bonjour, mon père. Bonjour, monsieur.
LE VIEIL HOMME : Ma fille ! Comme tu dois être heureuse ! Jamais je n’aurais cru que tu parviendrais à un tel miracle ! Car c’est un miracle que vous avez réalisé. Le pays ne parle que de cela. Je ne sais quels mots tu as su trouver pour convaincre Cœur de lac mais le changement est radical. Que je suis heureux pour toi ! Ton vœu le plus cher va pouvoir se réaliser ! Mais qu’y a-t-il, mon enfant ?
LA JEUNE FEMME : La vérité, mon père, c’est que malgré cette douce trêve qu’on accorde aux amoureux, mon cœur tremble… Il y a quelques jours encore, je n’avais peur de rien, pas même de la Mort ! J’aurais pu tout braver, tout surmonter, et aujourd’hui, mon cœur se serre au moindre bruit, au moindre retard de mon aimé ; je ne me reconnais plus ; je ne dors plus ou si je ferme les yeux c’est pour subir d’affreux cauchemars ; je crois bien être en train de devenir folle. Si vous saviez ! Si vous saviez quelle peur m’étreint !
LE VIEIL HOMME : Mais dis ! De quoi parles-tu ? Une nouvelle menace ? Serait-ce une ruse de Cœur de lac ? Parle, parle mon enfant.
LA JEUNE FEMME : J’ai peur qu’ils ne tombent amoureux.
LE VIEIL HOMME : Qui ?
LA JEUNE FEMME : Mon amour.
LE VIEIL HOMME : De qui ?
LA JEUNE FEMME : Cœur de lac.
LE VIEIL HOMME : Haha haha ! Quelle bêtise ! D’où te vient une telle idée ?
LA JEUNE FEMME : Si vous aviez été là, père, vous comprendriez ! Leurs regards ! Leurs mots ! Et comme son attitude s’est transformée dès l’instant où il est arrivé ! Sais-tu qu’elle était prête à me brûler ? Et voilà qu’il apparait et qu’elle bénit notre union ! Puis à lui parler doucereusement… Lui prendre le bras… Rien que t’y penser… Je pleure, je rage, je culpabilise ; et sans cesse, je pleure, je rage, je culpabilise… Que dois-je croire ? Qui dois-je croire ?
LE VIEIL HOMME : Ma chérie, voyons, ne te mets pas dans un tel état ? Tout cela n’est que pure fantaisie. Calme-toi. Veux-tu savoir ce que j’en pense ? Tu te méfies de ce bonheur si soudain. Tu as peur d’être déçue si tu l’acceptes. Alors que s’il y a bien une chose dont tu peux être sûre, c’est de l’amour de ton fiancé ! C’est de vous voir ensemble qui a convaincu Cœur de lac ! Comment aurait-il pu en être autrement ? Vous êtes tellement faits l’un pour l’autre que c’en est déstabilisant pour quiconque pose le regard sur vous.
On voit le jeune homme les rejoindre.
LE VIEIL HOMME : D’ailleurs, tu devrais lui en parler.
LA JEUNE FEMME : Impossible ! La honte m’envahit à cette seule pensée.
LE JEUNE HOMME : « Aller convaincre Cœur de lac » : quelle idée brillante tu as eu ! Quelle femme bonne et compréhensive au fond ; on ne peut être qu’impressionnés ! Et dire que nous en avions peur… Alors qu’il est évident que la pauvre femme souffre plus que nous tous réunit. Pourquoi ne voit-on pas que son air grave cache une douceur qui ne demande qu’à s’exprimer ? Si l’on pouvait apaiser son chagrin… Et cette vivacité d’esprit ! Enfin, c’est un triomphe ! Que je suis heureux ! Mais ton visage… couvert de larmes… Est-il arrivé quelque chose ? Parle, parle, mon amour.
LE VIEIL HOMME : Je crois que notre chère petite doute de vos sentiments et s’effraie devant les compliments que vous faites généreusement sur Cœur de lac.
LE JEUNE HOMME : Est-ce vrai ? Est-ce cela ?
La jeune femme hoche la tête d’un air piteux.
LE JEUNE HOMME : Quelle imagination ! J’ai eu si peur que quelque chose ne soit arrivé. Écoute plutôt : Cœur de lac souhaite organiser nos noces pour cette après-midi. À la nuit tombée, nous serons mari et femme ! Notre amour a triomphé des mœurs sordides de ce pays ! Es-tu rassurée ? Es-tu heureuse ? Oui. Oublions ces drôles de pensées. Quelques petits détails à régler avec la Reine et tout sera parfait.
LA JEUNE FEMME : Tu y retournes ?
LE JEUNE HOMME : Oui. Il faut bien !
LA JEUNE FEMME: Non ! Je t’en prie, n’y va pas !
LE JEUNE HOMME : Mais enfin, que vas-tu t’imaginer ?
LA JEUNE FEMME : Une intuition ! Un terrible pressentiment…
LE JEUNE HOMME : Tu commences à m’inquiéter, tu sais.
Avec fermeté, le jeune homme se défit de l’emprise de la jeune femme sur son bras. La jeune femme, impuissante, le regarda s’éloigner. Elle serrait encore son cœur avec douleur quand il disparut tout à fait.
LA JEUNE FEMME, tout bas : Suis-je vraiment folle ?
IV
Cœur de lac s’était attelée à sa broderie. Elle sifflotait un petit air léger et joyeux et tapotait discrètement de son pied droit pour battre la mesure tandis que sa tête dodelinait aussi en rythme. Son amie entra et Cœur de lac lui fit un salut enjoué. La Reine se mit à chanter doucement.
L’AMIE : Vous chantez, ma Reine ?
CŒUR DE LAC : Il faut croire, rit-elle. Ce matin, je me suis levée avec ce petit air dans la tête… Impossible de m’en défaire !
L’AMIE : Comme je suis heureuse pour vous !
CŒUR DE LAC : Heureuse ? Pour moi ? C’est bien gentil.
L’AMIE : À travers tout le pays, on ne parle que de vous et de votre nouvelle bonté.
CŒUR DE LAC : Oui, c’est vrai que je me sens plus légère.
L’AMIE : C’est que vous êtes amoureuse.
CŒUR DE LAC : Tout de suite les grands mots !
L’AMIE : Si, vous l’êtes. Si vous saviez, cela se voit comme le nez au milieu de la figure.
CŒUR DE LAC, ironiquement : Et sans doute, peut-on aussi y lire de qui je suis follement amoureuse ? Allez ! Instruis-moi !
L’AMIE : Du jeune homme.
CŒUR DE LAC : Quel jeune homme ?
Le rouge qui lui monta aux joues indiqua pourtant qu’elle avait compris.
L’AMIE : Celui dont vous organisez le mariage avec cette pauvre fille.
CŒUR DE LAC : Eh bien écoute-toi : comment pourrais-je être amoureuse d’un homme dont je bénis tout à l’heure l’union avec une autre ?
L’AMIE : Cela, je ne le comprends pas. Ce que je sais, c’est que vous ne pouvez les marier.
CŒUR DE LAC : Pourquoi donc ? Quelle bonne raison aurais-je de ne pas le faire ? Même… Admettons… Admettons ton obscure logique ; est-ce l’amour d’aimer toute seule ?
L’AMIE : Mais il vous aime.
CŒUR DE LAC : Crois-tu ?
L’espoir fou brille dans ses yeux.
L’AMIE : Mais c’est évident !
CŒUR DE LAC, sombre à nouveau : Tu te trompes. Tu lis mal le cœur des autres. C’est presque un enfant encore qui ignore tant de choses de la vie… Dix ans d’écart ! Autant dire que je lui rappelle sa mère. Et puis tout cela m’indiffère. Pourquoi en parlons-nous ? Tu voulais juste gâcher mon humeur.
L’amie voulut lui répondre mais la porte s’ouvrit pour laisser passer le jeune homme. Cœur de lac et le jeune homme restèrent figés l’un en face de l’autre.
LE JEUNE HOMME, intérieurement : Ciel ! La vérité me frappe de plein fouet ! C’est elle qui avait raison… Et moi je m’aveuglais…
CŒUR DE LAC, intérieurement : Malheur, mon cœur chante et rêve de connaître le sien ! Doux sentiment ; pénible réalité.
LE JEUNE HOMME : Oh ! Ma Reine… Je le sais à présent, chacun de mes pas n’étaient qu’un long prélude à cet instant. Qu’est-ce ? Bonheur ? Tragédie ? Farce ? Qui se joue de moi ? Je ne sais plus, je m’y perds ; et dans ce brouillard incompréhensible, la seule chose qui semble valoir la peine d’être suivi, c’est vous. Moi, le millième pouilleux tombé en pamoison devant sa Reine ! Je ne peux plus me marier… Car je vous aime !
CŒUR DE LAC : M’aime-t-il ? M’aimes-tu vraiment ? Mon cœur sautille de joie ; il veut bondir hors de ma poitrine pour s’offrir à toi, nu. Vois comme je me déleste de ma haine et de ma rancune pour venir à toi, libre et légère, prête pour un jour nouveau. Tu m’as sauvée de mon enfer ! En en plongeant une autre… Triste sort…
LE JEUNE HOMME : Oui… C’est seulement aujourd’hui – oh cruelle ironie ! – que je comprends tout l’amour qu’elle me portait et qui m’apparaissait alors comme teinté de ridicule, trop grand pour être vrai. Mais aujourd’hui, ma Reine, quand je vous vois, je ne trouve plus cela ridicule que de vous dire : « je suis prêt à tous les sacrifices pour vous garder ! » Brave petite, si courageuse… C’est en la trahissant que j’entends enfin la vérité de son cœur. Mais je ne veux pas la faire souffrir ! Cela, ce n’est pas possible !
CŒUR DE LAC : Pauvre amour, que crois-tu ? C’est déjà fait… Elle sait tout. Les larmes ont commencé à jaillir. Et même si tu choisis de lui revenir, ton cœur m’appartient et ce serait pire encore.
LE JEUNE HOMME : Hélas ! Vous qui savez, dites-moi, à quoi la condamné-je ?
CŒUR DE LAC : Aux plus terribles souffrances.
LE JEUNE HOMME : Jamais je n’aurais imaginé en être la cause… Moi qui lui avais tant promis…
CŒUR DE LAC : Oui, que les promesses sont vaines… N’avais-je pas promis, moi, de ne jamais succomber ? Et pourtant depuis notre première rencontre que j’ai maudit et bénit tout à la fois, je n’ai fait que craindre et espérer ces retrouvailles.
LE JEUNE HOMME ET et CŒUR DE LAC : O bonheur et malheur qui se mêlent si intimement ! C’est la joie qui perce, gagne, et rafle tout !
LE JEUNE HOMME : Pourra-t-elle me pardonner ?
CŒUR DE LAC : Non. Elle aurait pu tout pardonner sauf cette prévisible trahison. Ne viens-tu pas de la quitter à l’instant en lui jurant ta fidélité et te voilà… Décidé à changer de vie et de femme pour toujours… Que doit-elle comprendre ? Puisque tu as été capable de te jouer d’elle jusqu’à l’ultime seconde, que peut-elle comprendre d’autre qu’une longue hypocrisie ? Toutes les joies et tous les doutes de votre ancienne vie tourneront en boucle dans un esprit qui ne trouvera même plus de repos dans ses nuits peuplées de cauchemars.
LE JEUNE HOMME : Mon dieu, comme tu peins admirablement ces malheurs…
CŒUR DE LAC : Ils ont été miens pendant tant d’années. Et pourtant, pour mon bonheur, me voilà prête à condamner une inconnue aux mêmes malheurs !
LE JEUNE HOMME : Oh, mon amour, comme tu as dû souffrir !
CŒUR DE LAC : Je t’en prie, garde encore un brin de pitié pour celle qui animait ton cœur quelques jours auparavant. Avant que d’être tout à moi, pense un peu à elle, à son chagrin, à ce que tu lui diras…
LE JEUNE HOMME : Lui dire ? Lui dire quoi ? Ah non ! Tournons la page, cela vaut mieux. Je ne peux pas croiser son regard mouillé en quête d’une tendresse que je ne peux lui offrir car tu m’auras dévalisé. Et son regard culpabilisateur mais bon et compréhensif, je le hais !
CŒUR DE LAC : Lâche ! Lâcheté des hommes ! Regarde ! Regarde-la ! Elle t’attend, visage mouillé et ventre noué, elle t’attend au bord du désespoir. Et tu t’en détournes ? Sans aucune parole ? Es-tu prêt à l’achever ? À poignarder ainsi son cœur ? C’est ce que tu t’apprêtes à faire.
LE JEUNE HOMME : Oui, oui, mille fois oui ! Si c’est pour que mon cœur puisse s’offrir tout entier à la lame de ton poignard !
CŒUR DE LAC : Nulle hésitation dans ses paroles ! Pauvre fille… Heureuse Reine !
V
Après cela, deux silhouettes folles d’amour partirent au crépuscule. On ne revit plus jamais Cœur de lac. On dit que c’est un voyageur qui n’était là que depuis quelques jours qui prit sa place sur le trône. Dans les jours qui suivirent, une jeune femme, au désespoir troublant, accrochée au bras d’un vieillard s’éloigna lentement de ce pays, et sur son visage roulaient de lourdes larmes. Toutes ses larmes s’ajoutèrent à l’eau du lac libérée de la glace et le firent déborder. Le village et le palais furent engloutis. Mais on dit que le peuple joyeux festoie encore au fond de l’eau en l’honneur de leur Reine, déserteuse mais heureuse.
Tendez l’oreille près des immenses lacs… Et si vous entendez :
« Pépère, joyeux, heureux,
Le plaisir il est là,
là et pas ailleurs.
J’sais pas si not’ monde est parfait
car jamais j’en bougerai ! »
c’est que vous avez retrouvé le pays sur lequel régnait jadis une Reine qu’on appelait Cœur de lac.