I
J’écris aujourd’hui dans un état d’excitation inouï. J’ai enfilé un jean propre et une chemise noire, qui n’a qu’une tâche sur la manche (et on ne la voit même pas quand je croise les bras) : je suis prêt et me sens étonnamment bien. Ainsi, il ne suffisait que d’un acte de bravoure pour les autres pour que je me sente aussi libéré ? Car tout cela ne m’apportera guère. Enfin, si peut-être… Peut-être que certains diront que je suis un héros. Et quand ils viendront me chercher, parce qu’ils viendront me chercher, pour me féliciter, peut-être me remettront-ils un prix ? Peut-être le Président de la République, Emmanuel Macron lui-même, accompagné du Ministre de la Santé (ce serait logique) me serrera chaleureusement la main devant des millions, que dis-je des millions, des milliards de gens, qui, assis devant leur télé, pleureront de joie et se demanderont comment un petit bonhomme comme moi avait-il pu accomplir un tel miracle ? Car c’est bien un miracle. Personne ! Personne n’aurait pu l’imaginer de moi. Erreur ! Certains se mordront peut-être les doigts de me voir ainsi complètement réhabilité mais qu’ils ne s’inquiètent pas : je saurais faire preuve de mansuétude parce que je les comprends. Moi-même, après quoi ? une heure ! Je peine à réaliser ce qui vient de se produire ; l’adrénaline me fait encore vibrer.
C’est pour ça que j’écris. Combien de personnes dans cinq ans, dix ans, cent ans peut-être, seront passionnées par ces mémoires ! Si j’avais des amis, c’est certain qu’ils me conseilleraient d’écrire, me supplieraient même, pour la mémoire collective. Et je pense que j’ai encore le temps. Oui, j’ai encore du temps avant qu’on ne vienne me chercher. C’est parfait, tout est parfait ! Je n’ai jamais eu l’esprit aussi clair.
Seulement voilà, n’ayant jamais envisagé d’écrire mes mémoires, je ne sais même pas par où commencer ? Dois-je raconter ce qui vient d’arriver puis en expliquer les causes ? Dois-je raconter les événements chronologiquement ? Dans ce dernier cas, faut-il remonter jusqu’à ma naissance ? Car j’ai bien peur d’ennuyer la postérité avec mon enfance. Et puis non, je ne m’excuserai pas ! Les gens apprendront peut-être à ne pas juger les autres et à laisser leur chance aux futurs Arthur Moyon ! Du début alors.
II
Seul enfant de la famille Moyon, on me nomma Arthur. Et aujourd’hui seulement, je réalise que mon destin était déjà tout tracé : Arthur, Le roi Arthur ! Ce héros qui tire l’épée de la pierre, celui dont on n’attendait rien et qui devient roi par son audace et ses seuls mérites. Comment n’ai-je pas pu voir plus tôt ce à quoi on me prédestinait ? Dire que c’est seulement à l’aube de la trentaine que ma vie s’éclaire enfin…
Ainsi, moi, Arthur Moyon, naquis à Saint-Mars-la-Jaille, petite commune de Loire-Atlantique. Ma mère m’éleva parfaitement. Je ne parle que de ma mère car mes rapports avec mon père furent très minces pendant toute ma vie. Ma mère donc m’apprit très jeune à me méfier des autres, à toujours rester sur mes gardes et surtout, surtout à ne rien raconter de ce qui se passait chez nous. « Ce sont tous des menteurs, disait-elle, alors pourquoi ne pourrions-nous pas, nous, vouloir garder des choses secrètes ? » J’ai grandi loin de tous ces méchants et m’en suis très bien sorti !
C’est drôle comme quand j’ai raconté ma vie à Cécile ou même à d’autres autres auparavant, ils étaient tous surpris d’apprendre combien il est facile de grandir loin des autres et loin de la société. Quand on y met un peu de bonne volonté, bien sûr. Je trouve souvent qu’on se complique l’esprit pour très peu de choses et que les choses les plus naturelles deviennent de véritables casse-têtes.
Ma méthode était très simple et, ma foi, fut fort efficace. Afin que mes camarades (de collège surtout) ne me posassent pas trop de questions, je les insultais. Ils se sont mis à me détester, tous ! Je les insultais davantage. J’allai même un jour jusqu’à frapper un camarade qui avait obstinément refusé de me prêter sa gomme de peur que je le frappe. C’était une enfance monotone et solitaire mais ça marchait très bien pour moi.
Un jour, que je me cachais pour échapper à des camarades qui avaient décidé d’« exorciser le démon » en moi, je me glissai dans un lieu qui m’étais complètement sorti de la tête : la bibliothèque du collège. Je trouvai cela merveilleux ! Je ressentis une sensation de grande beauté et de grande liberté à la vue de tous ces livres.
D’abord, je ne pensai même pas à ouvrir l’un de ces superbes ouvrages car je ne voulais en aucun cas bouleverser cette harmonie esthétique de tailles et de couleurs. C’est finalement la maîtresse du lieu, la bibliothécaire (dont j’ai malheureusement laissé tomber le nom dans l’oubli) qui finit par s’agacer de me voir regarder les livres avec admiration et les effleurer parfois du doigt sans jamais en ouvrir un. Elle dérangea toute sa bibliothèque pour moi, ayant beaucoup moins de précaution que moi quant à ses livres, et je la détestai vivement la première fois que je la vis laisser tomber une pile de livres sur le sol sans s’en préoccuper plus que cela, montrant bien par-là que c’était l’une de ses habitudes !
Elle me força tant et tant de fois à lire – me mettant les livres sous les yeux, me forçant à les prendre en main, me faisant de petites lectures à haute voix – que je finis par lire mon premier roman. Et très vite, je devins un grand lecteur ; j’ai beaucoup lu par solitude. Mes parents ne possédaient aucun livre chez eux et regardaient cela d’un très mauvais œil puis ils l’acceptèrent et se dirent que leur fils, après tout, était peut-être un intellectuel qui pourrait devenir fonctionnaire plutôt qu’ouvrier à Gastronome.
Et sans vouloir me vanter, c’est ce que je devins sans trop de difficulté.
En mars 2020, j’étais employé à La Poste, fonctionnaire fonctionnel depuis huit ans. J’avais quitté ma commune quand mes parents m’avaient quitté dans un accident de voiture. J’étais trop mal vu à Saint-Mars-la-Jaille ; on me cherchait encore querelle alors que j’avais plus de vingt ans. J’étais la personne sur laquelle les gamins s’apprennent à lancer des cailloux. Après un court passage à Angers, j’eus envie de me frotter à la grande ville.
Que Paris me plût ! Paris et son anonymat ! Quand je compris qu’ici, personne ne me connaissait, j’exultai de bonheur et de reconnaissance. J’étais fin prêt à une existence paisible, loin de tous. Je n’insultais plus les autres. Je ne les aimais pas davantage mais j’avais simplement compris que pour éviter les gens une fois adulte, le mieux était encore de leur inspirer la plus fade des indifférences.
Voilà à peu près où en était ma vie quand la Covid arriva.
III
Comme tout le monde, quand la sentence du confinement tomba en mars 2020, je n’y crus d’abord pas, mais je m’y rendis immédiatement ; persuadé que si pandémie il y avait, j’étais trop maudit pour qu’elle ne s’approchât pas de moi. Et je décidai de tout mettre en œuvre pour échapper à ce virus. La première étape était de rester bien informé. Pour cela, je déplaçai ma télé afin qu’elle fût au centre de mon appartement et qu’en la laissant allumée, je pusse de n’importe quel endroit où je me trouvais suivre l’évolution. J’achetai aussi un smartphone pour rester connecté les rares moments où je n’étais pas chez moi.
Moi qui n’avais eu que peu de contact avec autrui et ne m’étais, excepté à travers les livres, jamais intéressé au monde et à ses complexités, voilà qu’il me semblait à présent faire partie d’une communauté, d’une grande communauté, solidaire et unie, où nous vivions tous la même chose. Seul, chez moi, devant ma télé, je renouai avec l’humanité. Cet amour soudain éveilla en parallèle dans mon cœur la haine la plus féroce pour ceux qui ne respectaient rien. On les voyait, on les entendait ces charognes qui ne voulaient pas nous rejoindre dans le respect des règles.
Toujours prudent, j’ouvrais les portes des magasins en m’accroupissant presque et en plaçant l’un de mes doigts tout en bas de la barre, me disant que les gens ne mettaient jamais leur main aussi bas pour ouvrir les portes ; je voyais bien qu’on regardait mon ingéniosité avec une certaine admiration. Je ne prenais aucun risque. Je ne sortais en promenade que lorsque mes jambes se faisaient si lourdes d’inactivité qu’elles me faisaient trop souffrir et je ne faisais mes courses qu’une fois toutes les deux semaines.
Puis on me demanda de reprendre mon travail. C’était me demander de m’exposer à des risques que je ne pouvais me permettre de prendre. Je pensai à ceux qui venaient déposer un colis que je devais ensuite prendre en main, ceux à qui je parlais, ceux qui empruntaient nos stylos ; tout cela me parut bien trop risqué !
Je démissionnai. Je quittai l’emploi sûr que j’occupais depuis huit ans sous le regard surpris de mes collègues, impressionnés de mon audace. Par amour pour l’humanité, je voulais m’en tenir le plus éloigné possible. C’est ce que je fis. Je ne vous cache pas que les mois qui ont suivi furent très difficiles. Quand je pense qu’aujourd’hui, tout est fini et bien fini ; quand je pense que je vais pouvoir retravailler à nouveau, et ouvrir les portes normalement, ça paraît fou ! Mais n’anticipons pas.
Je n’ai jamais été un homme très dépensier mais à présent que j’étais sans emploi, il ne me restait plus guère de quoi manger après avoir réglé mon loyer, que je me faisais un point d’honneur de payer toujours. Je n’avais jamais connu cette misère-là ; je ne vous la conseille pas ! Je ne mangeais donc pas à ma faim. Alors je fis le calcul suivant : en dépensant moins d’énergie, je n’aurais pas besoin de manger autant. Ainsi, je bougeai très peu, je m’obligeai à exécuter le moins de mouvements possibles, je dormais des heures et des heures pour n’avoir que peu besoin de nourriture. Je passai mes journées dans un demi-sommeil permanent, un œil sur les informations de la télé, un autre sur le livre que je tenais à la main, ne m’empêchant jamais de m’endormir ; le jour et la nuit ne voulaient plus dire grand-chose pour moi.
Malgré cette nouvelle misère, je sentais combien j’avais fait les bons choix. Le virus m’inquiétait toujours grandement et je rêvais souvent de l’attraper. J’imaginais alors le virus sous la forme d’un jeune rebelle qui me braquait, m’intimidait, me volait et puis, geste ultime, me crachait à la figure pour me condamner à la maladie. Je me réveillais en sursaut et en sueur et bien que je susse qu’il s’agissait d’un rêve, je prenais tout de même un rendez-vous en ligne avec mon médecin, que je finissais par annuler par esprit de solidarité pour ceux qui étaient devenus des « cas ».
Puis, doucement, il y eut un phénomène étrange. Aux informations et partout ailleurs, on commença non plus à parler du Covid mais de la Covid. Je n’en ai pas vraiment compris les explications étymologiques et scientifiques. De manière générale, depuis mars 2020, je suis un peu perdu dans tout ce qu’on raconte. D’ailleurs lorsque je voulus me renseigner réellement sur les causes et les conséquences des mesures mises en place, j’avais la sensation qu’en voulant tirer sur un fil, c’était des milliers de pelotes que me tombaient dessus. J’ai tant besoin de simplicité, de simplicité et d’ordre. Qu’il y ait des choses à faire et d’autres à ne pas faire, c’est tout ! Bref, la Covid était devenue féminin par je ne sais quel miracle et ce changement modifia peu à peu ma perception de la maladie. Déjà, elle me parut moins menaçante ; peut-être plus maligne mais moins mortelle. Mes rêves évoluèrent eux aussi. Ce n’était plus un homme qui me brutalisait et me crachait à la figure. Non, je commençai à rêver de la Covid comme d’une belle femme aux longs cheveux noirs ondulés. Elle s’approchait de moi, un sourire malicieux sur les lèvres, un sourire dangereux mais fascinant. La Covid, cette belle femme me donnait dans mes rêves le Baiser de la Mort et je m’en réjouissais. Je mourrais heureux – avant de me réveiller.
Je me mis à sortir plus souvent dans la rue, en promenade, m’attardant davantage, regardant à nouveau les gens dans les yeux, allant même jusqu’à parfois leur faire un petit signe cordial de la tête. Bref, je plongeai le petit doigt de pied dans la pataugeoire du monde ! J’en avais la force car je savais que dans mes rêves, je retrouverais ma Covid ; cette femme majestueuse et mortelle qui bouleversait tant l’humanité, mais qui me tenait compagnie. Et même éveillé, je revoyais parfois ses yeux noirs mutins, sa bouche pleine et sensuelle, son nez pointu un peu retroussé en trompette, son grand front qui soulignait la douce ovalité de son visage, ses belles fossettes pleines de santé (elle rayonnait de santé d’ailleurs, comme si elle eût aspiré toute la vitalité des malades !)
Je commençai à dialoguer avec elle et toutes les nuits, j’essayais de la dissuader de tuer à nouveau le lendemain. Et je lui demandai pourquoi elle faisait cela : en avait-elle assez de l’humanité ? La jugeait-elle indigne de vivre sur terre ? Était-ce un châtiment divin ? Pour ce que l’homme faisait subir à la Nature ? N’était-elle que la messagère d’une volonté supérieure ? Ou s’agissait-il d’un caprice ? Du hasard ?… Mais elle ne me répondait souvent que d’un sourire.
Malgré son silence, je m’étais attachée à elle et je m’aperçus que quand je sortais la journée, je regardais plus attentivement les visages des femmes qui croisaient mon chemin. Comme si je cherchais à retrouver en vrai les traits que j’avais prêtés à la Covid de mes rêves. Car un doute (ou plutôt un espoir) m’avait saisi : et si ce visage avec lequel j’avais rendez-vous chaque nuit existait réellement ?
Et enfin, un jour, je la vis.
IV
Je rencontrai Cécile un jour où ma boulangerie était fermée. Je suis un homme d’habitudes et jamais je ne serais rentré dans une autre boulangerie si je n’y avais été contraint par mon estomac car depuis des semaines je ne mangeai qu’une baguette de pain par jour.
Dès que je poussai la porte, je la vis. C’était tout à fait elle. Elle était derrière le comptoir, un sourire faussement affable. On sentait qu’elle prenait son rôle très à cœur. C’étaient les mêmes yeux noirs, la même bouche, le même nez pointu, le même grand front, les mêmes belles fossettes que la Covid de mes rêves…
« Non, impossible ! C’est encore un rêve, me disais-je. Ou bien le début de la folie ! »
Je ne voulais pas y croire. Je frottai mes yeux, fronçai les sourcils mais rien n’effaça cette figure absolument identique qui me souriait patiemment. J’avoue, je m’enfuis alors en courant.
Chez moi, je tournai en rond comme un forcené. Mais je commençai à réfléchir plus sérieusement :
« Trait pour trait ! me disais-je. Ça ne peut être une coïncidence ! Et son sourire mielleux, trop mielleux ! Elle fait trop candide pour n’avoir rien à cacher. Les gens sont des menteurs, tous ! disait maman (et jusque-là, il est vrai que l’humanité m’a toujours déçu). Mais comment moi, si les autorités n’y sont pas parvenues, aurais-je pu démasquer la vraie Covid ? »
Bref, je doutai de l’évidence même. J’avais été plus malin que les autres, c’est tout. Et au bout d’un certain temps, force fut d’admettre que cette boulangère Cécile était la Covid.
Tout semble si compliqué aux informations et sur internet… Et les causes du virus soi-disant complexes ! Ou inexpliquées, je ne sais plus. On raconte tellement de choses qu’on ne sait plus où on en est ! Entre le dérèglement climatique, la fonte des glaces, la fuite d’un laboratoire, la disparition d’un grand nombre d’espèces… Et tous ces médicaments que nous prenons et qui ne font que les rendre plus forts, tous ces virus.
Ah ! La vérité est tellement plus simple ! Très rares sont ceux qui peuvent la comprendre ! Ce virus, la Covid, c’est Cécile. Quand ? Comment ? Pourquoi ? Je l’ignorais. Mais c’était évident. Et une fois, la vérité découverte, impossible de faire machine arrière et de se contenter de ces explications contradictoires et alambiquées qu’on entendait partout. Et il était grand temps qu’on m’apportât une raison simple que je pusse comprendre car j’étais à deux doigts de me perdre et d’abandonner tout espoir de comprendre un jour notre monde. Dans l’appartement où je tournai en rond depuis des heures, tout s’éclairait enfin dans mon esprit. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas senti aussi heureux.
Quelque chose avait voulu m’avertir et me préparer en me présentant la Covid en rêve afin que je puisse la reconnaître. Car, sinon, je l’avoue en toute sincérité, jamais je ne l’aurais reconnue ! Quelque chose ou quelqu’un avait voulu que moi, et moi seul, soit mis au courant. La destinée qui m’attendait n’appartenait qu’à moi. On me prenait enfin au sérieux. On reconnaissait ma valeur et l’on me donnait la chance de la prouver aux yeux de tous, une bonne fois pour toutes.
Je pris l’habitude d’aller tous les jours dans la boulangerie de Cécile acheter ma baguette quotidienne. Je l’observais. Je ne lui disais rien de particulier ; je ne voulais prendre aucun risque inutile.
« Elle a beau se cacher sous ses airs de gentille petite boulangère, elle ne me trompera pas, moi ! Moi qui la côtoie en rêve depuis des mois ! » Par contre, je voyais bien comme elle trompait tous les autres sans aucune difficulté. Et je pensais à quel point elle devait jouir de ce petit jeu : passer pour la jeune fille la plus aimable qu’on eût pu imaginer sans que personne ne se doutât de rien…
Bizarrement, depuis que je l’avais rencontrée en vrai, je ne la voyais plus en rêve. Plusieurs semaines passèrent ainsi, sans que j’eusse pu discuter avec cette diablesse (car je parlai très peu avec La Covid-Cécile). Elle me manquait. Je regardai les informations, en pensant à elle… Le nombre de cas, d’hospitalisations, de personnes en soins intensifs et surtout, évidemment, le nombre de morts… Et alors je repensais à son doux sourire lorsqu’elle me disait : « Autre chose, monsieur ? »
Oui, j’étais doucement mais sûrement en train de tomber amoureux de la pire créature que la terre eût jamais portée. Un monstre qui tuait chaque jour. Je ne pouvais plus rester ainsi. Ne sachant trop que faire, je commençai à la suivre. Mais ses trajets n’étaient guère intéressants : elle travaillait, elle rentrait chez elle, allait au yoga le mercredi soir et partageait son week-end entre sa famille et ses amis ; rien qui put attirer les soupçons.
« Elle est très prudente » pensai-je avec admiration devant la simplicité apparente de sa vie.
Peut-être, cher lecteur, commencez-vous à me cerner un peu. Vous pouvez donc vous douter, au vu de mon caractère, que j’étais très mauvais en filature. Maladroit, raide, angoissé. Un jour où je la suivais dans la rue comme à mon habitude, Cécile changea d’itinéraire et tourna brusquement dans une ruelle sur la droite. J’eus peur de la perdre, je me dépêchai ! Bousculant du monde au passage, je courais ; je pris le virage à droite… pour tomber nez à nez avec Cécile !
Elle m’avait tendu un simple piège et j’étais tombé dedans comme un enfant… Ah ! Je ne suis pas fier de cette petite partie de cache-cache. Mais, si j’écris, c’est pour témoigner de la vérité, de la vérité seulement ; il eût été facile pour moi de vous cacher cet incident peu flatteur mais non, je suis irrémédiablement honnête.
Voici ce qui fut dit entre nous.
– Vous me suivez, monsieur ?
– Non, niais-je en tremblant.
– Monsieur, je ne vous connais pas et ne voudrais pas vous froisser mais vous me suivez.
– Peut-être.
– Nous avançons ! plaisanta-t-elle. Vous êtes un client de la boulangerie, n’est-ce pas ? Demanda-t-elle encore.
Et je ne parvins pas à lui répondre.
Elle ne semblait ni apeurée ni agacée. Elle riait tranquillement et c’était moi qui tremblais comme une feuille. Mais, après tout, pourquoi la Covid devrait-elle avoir peur ? De quoi pourrait-elle avoir peur ? Tout de même, c’était déstabilisant.
– Avez-vous faim ? Me demanda-t-elle. Oui, vous avez faim. Les restaurants sont encore fermés mais je connais un petit boui boui juste à côté qui fait d’excellents sandwichs à emporter ; je vous invite !
Et voilà comment je me retrouvai en tête-à-tête avec la Covid, la regardant manger son sandwich avec ardeur et m’encourager des yeux à faire de même. C’est seulement à cet instant que je réalisai la piètre allure que j’avais. Mes vêtements étaient sales et délavés ; des trous y fleurissaient à peu près partout. Je ne m’étais ni coiffé ni rasé depuis des semaines. Je mangeais trop peu pour avoir bonne mine et mon mauvais sommeil me donnait en permanence un air hagard. Arthur Moyon avait connu de plus fastes époques !
Je compris qu’elle m’avait pris en pitié. Imaginez un peu l’allure que je devais avoir si même la Covid commençait à me prendre en pitié ! Elle souhaitait même m’aider et me demanda si j’avais un logement, un travail, des amis et je dus bien admettre que je n’avais ni travail ni amis. Puis elle me posa mille et une questions ! Bien qu’au début, ma langue fût un peu rouillée d’avoir si peu parlé lors de la dernière décennie, je fus, une fois lancé, inarrêtable. Après si longtemps, c’était, ma foi, fort agréable et quand on oubliait qui elle était, elle paraissait si gentille.
Au bout d’un moment, Cécile regarda sa montre. On était mercredi.
– Je dois filer. Je vais être en retard.
– Oui, le yoga, dis-je tout naturellement, me rendant compte trop tard de ma maladresse.
Elle me regarda curieusement puis explosa dans un beau rire. Qu’il était beau son rire…
– Vous avez très bien fait votre petite filature. Je n’ai plus de secret pour vous ! Mais je vous plains : je ne dois pas être la personne la plus amusante à suivre. Je me trompe ?
Je ne sais même plus ce que je lui bredouillai ridiculement en réponse.
Elle ne me demanda jamais de m’expliquer sur les raisons de mon étrange filature. Peut-être avait-elle senti que j’en savais déjà beaucoup à son sujet. Et histoire de m’avoir à l’œil, elle préférait me garder près d’elle…
V
Cécile et moi nous vîmes de plus en plus. Amis, amants, amoureux ; nous étions devenus tout l’un pour l’autre. Enfin, c’est ce que je croyais. Comme j’aurais dû me méfier de mon bonheur ! Et quelle sottise d’avoir pu croire que je pouvais être heureux au détriment des autres ! Oui, je sais que mon avenir ne sera pas dénué de charmes, mais ce que je vivais en ces temps-là était tout simplement merveilleux. Et je si dois être totalement honnête, et je veux l’être avec vous, pour vous, pour la postérité, il me faut avouer qu’une peine immense entache ma victoire d’aujourd’hui car depuis ma mère, Cécile était la seule personne qui m’avait aimé. Et moi-même, je m’étais tant attachée à elle que j’avais cru pouvoir oublier toute morale. Je frissonne quand je pense que j’aurais pu ne pas aller au bout…
« Mais comment pouvait-il vivre au quotidien avec elle ? vous demandez-vous ». J’évitais tout simplement de lui parler de ce que j’entendais aux informations ; cela lui convenait, évidement. Et parfois, j’avais de ces instants d’égarement où il me semblait que j’avais peut-être tout inventé, que je m’étais trompé et que j’avais collé le visage de la Covid sur une femme qui se trouvait là, par hasard. Mais la réalité me rattrapa bien vite.
Cet après-midi, Cécile fût appelée par sa sœur alors qu’elle était chez moi. Cette dernière, son mari et ses enfants venaient d’être touchés par le virus… Je l’entendis s’enquérir tendrement au téléphone de leur santé – comme si de rien n’était. Elle raccrocha et me donna la nouvelle du ton le plus banal et le plus détaché du monde. J’étais estomaqué par son indifférence. Comment ? C’était sa seule réaction à une maladie qu’elle avait provoquée ? Dans sa famille ?
Elle ajouta très vite en voyant la tête que je fis : « Ils vont très bien tu sais, j’ai demandé. Je sais que ça t’angoisse mais je t’assure, tout va bien ! »
« Tout va bien » ? Sa désinvolture me rappela brusquement qui j’avais en face de moi ; avec qui est-ce que je partageai ma vie. Je compris combien je m’étais voilé la face ; pensant inconsciemment qu’elle changerait un jour, avec le temps. L’amour m’avait aveuglé et m’avait empêché de voir le monstre qu’elle était et qu’elle resterait à tout jamais : la Covid, froide et insensible, qui propageait son virus partout dans le monde.
J’explosai.
– Pourquoi ? Pourquoi crées-tu tant de misère autour de toi ? Pourquoi ? Ça t’amuse ? N’as-tu donc aucune morale ? Aucune bonté ? Qui es-tu pour juger qui dois vivre ou mourir ? Oui, tu laisses les enfants et les jeunes tranquilles, pour l’instant, mais n’est-ce pas tout aussi affreux de s’attaquer aux plus faibles ? Ah ! Tu blêmis ! Il était temps ! N’as-tu pas honte ? Des remords au moins ? Ne me regarde pas avec tes grands yeux étonnés ! Je sais tout ! Peut-être pas tout car ce monde, je n’y ai jamais vraiment compris grand-chose et, regarde, j’ai beau passer mon temps à suivre les informations, je n’y comprends toujours rien… Tout ça, c’est du charabia ! Ce monde est un gigantesque labyrinthe où je n’ai pas ma place. Alors oui, peut-être que toi, tu es plus intelligente et tu peux être indifférente au sort de tes amis et de ta famille malades, mais moi non. Moi, j’ai besoin de justice. Tu comprends, de justice ! Mais sais-tu seulement ce que c’est ?… Il y a d’un côté les gentils, les gens qui font le bien et qui aident les autres et de l’autre, les méchants, ceux qui font souffrir, qui volent, qui tuent, qui torturent. Ça ne peut être autrement ! Ou sinon, c’est un monde dont je ne veux pas, dans lequel je ne peux pas vivre ! Je les vois à la télé qui s’affrontent sur l’économie, les questions sociales, la santé, l’environnement, la sécurité, la religion et tu veux que je te dise ? Après avoir passé des heures, je dis des heures, plutôt des jours devant mon écran, j’y comprends de moins en moins. Ils ont fini par m’embrouiller complètement… Alors que dois-je faire ? Que puis-je faire ? Et ne me dis pas que nous nous en sortirons ensemble. J’y ai réfléchi évidemment, mais, peu importe tes raisons, je n’arriverai pas à te suivre. Je le croyais, je le croyais vraiment, mais je ne peux pas. Mon instinct me dit que c’est mauvais. Que tu es mauvaise.
– Mais qu’est-ce que tu racontes ? Calme-toi, me dit-elle doucement.
Cécile s’approcha de moi, posa ses mains sur mes épaules pour me calmer et me faire asseoir. Mais à présent que je voyais clair, tout m’exaspérait chez elle. Je voyais enfin le fiel sous chaque parole, la fourberie sous chaque geste doux ; tout était faux chez elle, comme toutes les choses l’étaient à la télé. Comme maman avait raison… J’entendis sa voix : « Ce sont tous des menteurs » ! Et celle que j’avais en face de moi était la plus abjecte de tous.
Des larmes coulèrent sur mes joues. Mais soudain, je pris peur. Que venais-je de faire ? Ne venais-je pas d’avouer à la Covid que je l’avais démasquée ? Ne venais-je pas de déclarer la guerre à la Covid ? Avec horreur, je compris que je venais peut-être de causer ma perte.
Elle me regardait, encore sous le choc. Heureusement. J’essayai de garder une contenance et fronçai les sourcils avec colère pour masquer ma frayeur. Je me levai et fit de larges enjambées, de grands aller-retours dans la pièce alors qu’elle ne bougeait pas et qu’elle semblait attendre quelque chose de moi. Mais quoi ? Je me sentis étouffer dans mon appartement. Et je crus devenir fou, là, devant elle, à marcher, marcher, marcher, et elle, immobile et silencieuse avec dans les yeux une espèce de désespoir. Quelle sorte de désespoir vivent les monstres ? Je me demande encore quelles pouvaient être ses pensées…
Finalement, elle rompit le silence.
– Je voudrais t’aider… Je m’inquiète pour toi, osa-t-elle me dire.
En disant cela, elle s’était approchée et avait serré ses bras autour des miens, m’attirant à elle, se collant à moi, sans doute pour m’étourdir, puis elle me força à la regarder bien en face.
Ses yeux n’étaient qu’hypocrisie.
Je repensai à toutes ces informations à la télé qui tournaient en boucle toute la journée tous les jours dans l’appartement. Mon appartement qui engloutissait tout mon argent, qui m’affamait, ce lieu maudit où à cause d’elle, je devais passer mes journées ; un lion dans une cage crasseuse ! Et je repensai à tout ce qui avait changé depuis mars ; au malheur des gens d’être séparés, et leur méfiance, leur maladie, leur terreur, leur lâcheté, leur désespoir, leur misère, ma misère ; et toutes ces images se mêlaient dans ma tête alors que je serrai mes mains autour du beau cou, si fragile, de Cécile.
Je serrai, je serrai, je serrai. Et dans un souffle, elle demanda : « Pourquoi ? »
Lorsqu’elle fut morte, je répondis : « Parce qu’il faut que tout cela cesse. »
VI
Tout à l’heure, j’ai tué la Covid. Vous comprenez tous mes mystères à présent, n’est-ce pas ? Je me sens si soulagé. Je respire. Le monde en est débarrassé pour toujours. À présent, tout ira bien. Plus de malades, plus de confinements, plus de couvre-feux, plus de violence, plus de misère. Tout cela est enfin derrière nous. Oui, sans la Covid, tout ira très bien. Nous allons pouvoir reprendre notre vie, et c’est grâce à moi. Si ma mère était là !
Depuis que j’ai commencé à écrire, je n’ai encore entendu personne. J’espère surtout qu’on ne m’oubliera pas… Vous savez bien que je ne suis pas vaniteux mais tout de même, ce n’est pas tous les jours qu’on sauve l’humanité. Ah ! Ça y est ! Je les entends ! Ils sont là ! Enfin ! Ils frappent, ils frappent ! Pile à l’heure ! Qu’est-ce qu’ils y vont ! On voit que ce ne sont pas des gens qui ont peur d’abîmer les portes. Les impatients… C’est qu’ils doivent se demander quelle tête a leur héros ! Je savais bien au fond qu’ils n’oseraient pas me faire trop attendre et qu’ils viendraient dès aujourd’hui. Quelle attention adorable ! Bien sûr ! Ils se sont pressés car ils pensent sans doute que j’ai l’habitude d’être traité en roi. Comment pourraient-ils deviner quel modeste homme je suis ?
Une grosse voix vient de me demander : « Monsieur Arthur Moyon, ouvrez-nous ! ». Lesquels sont arrivés en premier : le gouvernement ? Les journalistes ? Dans tous les cas, je veux me montrer digne devant eux et puis lors de toutes les félicitations et de toutes les récompenses qui ne manqueront pas, car, que n’offrirait-on pas à celui qui a sauvé la planète ? J’espère qu’ils ne m’en voudront pas de mon apparence peu flatteuse… Il y a des priorités. Mais qu’ils sont pressés ! Vous devriez entendre comme ils tambourinent ! Qu’est-ce qu’ils croient ? Que je vais m’enfuir ? Ahah. Enfin, j’imagine qu’ils ont raison et qu’il est temps de vous laisser.
Mais peut-être tout cela n’est-il que le commencement ? Peut-être y aura-t-il une suite à ces mémoires ? Comme je m’y vois ! Écrire mes aventures de jeune héros récompensé par tous les pays du monde ! Je vais enfin voyager… Oui, sans doute, tout cela n’est que le début d’une grande aventure pour Arthur Moyon ! Cela me ferait tant de bien car, vous l’avez peut-être remarqué, je n’ai pas été particulièrement gâté dans la vie et avant cet acte d’héroïsme, je n’avais pas fait grand-chose. Et puis, si je dois être honnête jusqu’au bout avec vous, ce qui n’était qu’un exercice nécessaire mais fastidieux, à savoir l’écriture de ces mémoires, s’est révélé être finalement un grand plaisir. Je ne m’y attendais pas mais oui, c’est un beau loisir que je me suis découvert là. J’ai la certitude à présent d’appartenir au monde entier et je peux ainsi vous abandonner momentanément, sans trop de regrets.
Le destin tambourine à ma porte ; je n’ai plus qu’à tomber dans ses bras.
Avec mes plus sincères salutations,
Arthur Moyon