Les pieds dans l’eau

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À Marciac, 3 août 2024


Il y a peu de temps, je discutais avec une amie (qui le devint encore plus après) et elle me racontait un début de relation amoureuse un peu foireux, un peu limite moralement mais qui avait été adoubée par un « mais bon, les sentiments, ça ne se contrôle pas ». Ah la leçon bien apprise ! Je l’ai pas laissée finir : je suis partie au quart de tour ! Pas pour la situation mais pour cette phrase à la con, bien sûr !

« Les sentiments, ça ne se contrôle pas »… Oh la belle formule ! Toute faite, toute trouvée, toute prête ! Et si pratique. Qui évite bien des embarras ! Bien des explications ! Fini, fini, le temps où on essayait de se comprendre et de comprendre les autres. Enfin la vie tranquille… les pieds dans l’eau… Chut… On se détend, on se relaxe, rien à remettre en question, rien à culpabiliser… Il n’y a plus que les folles comme moi qui se lancent bêtement encore à fond dans l’exploration de leurs entrailles ! À creuser, décortiquer, comprendre, repartir du passé pour éclairer le présent… Pour essayer de se dépatouiller au milieu de nos émotions, de nos envies, de nos désirs, contradictoires, nuancés, compliqués, changeants… Que je suis bête ! J’avais même commencé un roman sur tout ça… Si, si ! C’est vous dire à quel point j’étais à côté de la plaque. Alors que non : tout faux. Je vous le dis, apparemment, ce serait comme le flux et le reflux de la mer… Les feuilles qui tombent en automne… Inéluctable… Fatal… Le Destin quoi… Oh Cupidon et ses petites ailes, petites fesses, petite flèche… Si mignon…

Mmm. C’est surtout que ça les arrange bien ! Qu’est-ce que c’est facile ! Tout ça parce qu’« ils ont peur de scruter le fond de leur cœur », dirait la sorcière du Château de l’araignée de Kurosawa… Oui, ils ont peur de regarder quels monstres ils peuvent bien abriter en eux ! Alors, ils s’arrêtent avant, effrayés, ferment les yeux, se bouchent les oreilles et vite vite lâchent lâchement leur indémodable, leur indétrônable, leur incritiquable : « Les sentiments, ça ne se contrôle pas… » Mais sans oublier le ton et la mimique ! Très importante la mimique ! La tête un peu penchée sur le côté, comme écrasée par le poids du Destin… Le petit sourire d’acceptation fataliste… Et le haussement d’épaules qui couronne le tout… L’assistance, toute émue, peut alors hocher la tête et soupirer de compassion… Que c’est beau… Mon cul !

Pourquoi je m’emporte comme ça, vous vous demandez ? Qu’est-ce que ça peut me faire dans le fond ?… Ah la la mais si vous saviez combien on me l’a servie cette formule toute faite. Je l’ai trop entendue… D’où le Roman ! J’espère qu’on me fichera la paix après ça. Quand les faits seront là, bien en évidence, tout retracés, vous verrez, vous verrez… Mais c’est encore croire naïvement qu’on me lira et qu’on me lira bien…

Sauf que. Sauf que je n’avais pas compris à quel point mon amie, elle était d’accord avec moi. Et ce n’est pas contre moi mais avec moi qu’elle s’énerva. Elle finit par me raconter qu’elle vivait elle-même en ce moment une situation compliquée : elle était en couple depuis plus d’un an et avait été très attiré par un autre avec qui elle avait passé toute une journée et toute une soirée et… ce qui devait arriver arriva. Mais elle, justement, elle rejetait l’excuse bidon ! Elle voulait assumer ses choix. Même si elle ne faisait pas la fière. Au fond, elle savait qu’en passant autant de temps avec ce mec-là, elle avait choisi de laisser la possibilité à ce qu’il se passe quelque chose ! Elle ne voulait pas faire semblant, pour s’excuser soi-même… Non. Trop facile ! De se déculpabiliser ! Et de venir pleurer après ! On les connaît !

Attendez. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne dis pas que les sentiments se contrôlent mais simplement qu’il y a un temps dans la frise amoureuse où l’on sent qu’on pourrait développer des sentiments. Le désir, ok ; l’attirance, ok ; ça ne se contrôle pas du tout. Et quand on est amoureux, c’est trop tard : on est amoureux. Mais entre les deux ; entre l’attirance et l’amour, il y a bien quelque chose… une espèce d’avant-amour. Et dans cet avant-amour, on est encore maître de toute sa tête. Et c’est là qu’on choisit. Plus ou moins consciemment, en fonction de sa lucidité sur soi-même, mais dans tous les cas, on choisit. Je ne dis pas que les choses sont simples. Nos émotions peuvent être complexes, nourries de mille nuances, contradictoires même ! Difficiles à cerner. Mais explicables ; et si ce n’est pas dans l’immédiat, avec le recul. Les sentiments demandent du temps pour se développer. Ils se construisent à deux. Au lieu de quoi, certains se prennent pour Tristan et Iseult… Mais justement, eux, ne tombent pas amoureux, ils sont forcés de l’être. Eux ne peuvent pas être responsables puisque c’est le filtre d’amour qui les contraint. Sans filtre, pas de sentiments entre Tristan et Iseult !

Tout cela me parait si logique… Je ne refais pas le monde. Je n’ai même pas l’impression de dire là quoique ce soit de nouveau, de provoquant, d’original… mais non, même pas ! Juste du bon sens. Et pourtant… Et pourtant, il faut l’écrire, sinon les formules creuses finissent par gagner et tout le monde se transforme en Alizée : « C’est pas ma faute à moi ! » Et comme si le fait de choisir enlevait de la magie à quoi que ce soit… Mon amie, tout ça, elle l’avait vécu plus pleinement encore, parce que consciente et attentive à ces mouvements intérieurs. Ce moment si particulier où l’on comprend qu’on pourrait si on le veut (et si l’autre en face aussi) tomber amoureux… Alors ? J’y vais ? J’y vais pas ?

Ah la la et je ne parle même pas de toute cette bande de mecs maintenant incapables du moindre petit plongeon dans l’amour ! C’est trop froid ? C’est trop chaud pour ces messieurs ? Roo un petit effort tout de même… Et si l’on vous prend par la main, est-ce que ça n’irait pas mieux ? Non ? Qu’on vous porte sur notre dos alors peut-être ? Oh… Vous avez si peur que ça ? Pauvres petits hommes. Effrayés d’un rien. Cachez ce cœur que je ne saurais voir ! Ah le sein, on veut bien ! Le cul aussi ! C’est le fond du cœur qu’est devenu tabou. Bouh le choix ! Bouh bouh la dépendance ! Ah ils y tiennent trop à leur petite liberté ! Liberté de quoi ? De ne rien vivre d’exceptionnel ? De grandiose ? À deux ? Tu parles d’une liberté ! Vas-y, garde-la ! De toute façon, c’est bien simple : ils ne choisissent plus rien !

« Oh non, mais moi, tu comprends, j’ai déjà mon travail qui me prend beaucoup de temps… et ma voiture… et puis mes copâins, ah oui mes copâins, faudrait surtout pas les abandonner ! Sans parler de mon sport trois fois par semaine, le mardi, le jeudi et le dimanche, alors vraiment tu vois je n’ai pas le temps en fait de vivre avec toi. » Oh… Pauvres pépères… Ah non ! Même pas. Ils ne méritent ni le surnom de mon grand-père, ni celui utilisé par mon père (le fils de mon grand-père Pépère) quand il encourage chaque arbre qu’il plante (et il en a planté des centaines !) d’un « Allez, vas-y mon pépère ! » tout en lui claquant paternellement le jeune tronc !

Et même ceux qu’on rejette s’y mettent à l’indifférence ! Fausse celle-là, en plus ! Eux aussi, de toute façon, ils n’avaient pas prévu de nous faire entrer dans leurs vies… Ah bon ? Ce n’est pas ce que tes yeux me disent… Si, si, ils l’affirment et d’ailleurs, ils n’aiment ni couper les ponts ni s’engager pleinement. Pas le moindre mélo ! Douglas Sirk peut aller se rhabiller ! La mode est au mou, au flou, à l’indéfini, au « pas important », au sans-étiquette (vous avez peur tant que ça d’être pris pour des pots de confiote ?). Mais dis-le que tu es triste, déçu, blessé ! Non. Ces « vrais » mecs gardent la face… et continuent à se laisser porter par toutes ces relations, surtout pas passionnées.

Alors… Entre ceux qui vivent dans une tragédie grecque et ceux qui pataugent mollement au milieu de leurs semi-relations… Personne n’a envie de choisir quoi que ce soit ?… Non. Ils flottent sur leur beau canard jaune gonflable, se laissent porter par les flots du Destin (il a bon dos le Destin !) et ils ignorent royalement les profondeurs qui, pourtant, sont juste en dessous.

Alors quoi ? Laisser tomber ?… Mmm… Mais c’est qu’ils sont si mignons, aussi, les hommes… En tout cas, moi, ils me font craquer. C’est catastrophique. Un regard en coin, et y’a plus personne. Pchhitt envolée la colère ! Envolée la rancœur ! Un compliment et ça rougit ! Y’a plus personne pour gueuler. Tu disais quoi déjà Lucine sur la lâcheté des hommes tout à l’heure ?… Chuttt ! Regarde ! Y’en a un qui vient ! C’est pour venir me parler tu crois ? Hiiii ! Regarde comme il est beau !… Comment il bouge, regarde autour de lui, remet ses cheveux, navigue entre les gens, tranquillement… roo… Ok. Bon. Comment je suis, moi ? Pff… Et voilà, je suis moche. Forcément ! Putain, je savais que j’aurais dû mettre la combi bleue ; je le savais, je le savais ! Ah elle est loin la femme fatale… Pourtant, j’y travaille ! Tenez : ça fait plus d’un an que je me laisse pousser les cheveux ! C’est grâce à BB ça ! BB ? Brigitte Bardot bien sûr ! Qui d’autre ? Qui d’autre peut donner autant envie à une femme d’être une femme ?…

Sur ce, moi, je vous laisse. Je vais aller danser encore un peu sur la musique de Marciac ! En espérant en attraper des moins cons ! Fingers crossed… Quoi ? Faut bien s’aérer un peu le corps et l’esprit, en attendant la suite…


Lucine