16 novembre 2022
Ce jour-là, il fallait d’une façon ou d’une autre que je m’évade. Que je fasse quelque chose, mais pas n’importe quoi. Non. Quelque chose de grand. Et de plus surprenant encore que ce qui m’était arrivé la veille. Ça n’allait pas être facile… Inutile d’insister, je n’en dirai pas plus ! Non, non ! Plus tard ! Histoire trop longue ! Bon, disons seulement que la vie changeait, que moi aussi je changeais (jusque-là rien d’anormal) et que je refusais que les incroyables aventures de ma vie surgissent uniquement des fantômes du passé.
Il y avait une exposition des peintures de Nabe à la librairie Pierre-Adrien Yvinec près de la Tour Eiffel : des portraits d’« Écrivains de droite ». Sylvain, évidemment, refusa de m’accompagner. J’irai avec Robin, de passage à Paris pour quelques jours. Qu’avais-je lu de Nabe alors ? Pas grand-chose. L’Enculé, Au régal des vermines avec Le Vingtième livre – celui que j’avais préféré ! – Je suis mort, Lucette, et ?… Et c’est tout. Quelques Éclats. Voilà. Mais, j’en avais entendu parler, ça ! Depuis des années !
Le 16 novembre, donc, avec Robin, nous entrâmes dans la librairie de livres anciens. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit si petit – nous l’avions d’ailleurs d’abord dépassée sans la voir – et une fois entrés, impossible de se cacher. Les toiles de Nabe nous encerclaient de partout, éclatantes ! Elles avaient envahi la librairie ! Toutes serrées les unes contre les autres ; les artistes mélangés. Ça me rappela le musée Gustave Moreau, ce côté « Est-ce que c’est pas un peu exagéré ? » qui m’avait déjà plu. Nous fûmes accueillis avec une gentillesse et une douceur inattendues par Pierre-Adrien Yvinec. J’eus la sensation qu’on arrivait comme trop tôt, qu’on embarrassait un hôte habituellement impeccable, qu’on le surprenait comme on peut surprendre une maîtresse de maison en flagrant délit de désordre, car il se sentit obligé de se justifier sur les quelques toiles qui étaient à terre. Ils avaient dû les retirer, nous expliqua-t-il, pour pouvoir accéder à certains de leurs livres anciens demandés. Le libraire était absolument désolé que nous ne puissions pas profiter de l’exposition dans les meilleures conditions et s’empressa de les raccrocher toutes pour nous, en nous offrant au passage un magnifique catalogue et en s’excusant de l’absence de Marc-Édouard Nabe. Le monde à l’envers !
Debout, cernée par les tableaux si colorés et si vivants d’un artiste que j’apprenais à connaître, j’eus de plus en plus envie d’en acheter un. Sans doute aussi, par un acte symbolique, pour la matérialiser cette nouvelle Lucine. Alors, lequel ? Je voulais un écrivain que je connaissais, que j’aimais déjà. Robin, c’était l’un des Baudelaire qui lui plaisait (« si j’avais l’argent… »). Mais moi qui étais justement en train de lire Londres, je regardai beaucoup les Céline… Je feuilletai aussi le catalogue de l’exposition… mais… où étaient passés les Giraudoux ?
– On a eu un problème chez l’encadreur, répondit le libraire. Pareil pour le Drieu la Rochelle sur son lit de mort. Le tableau est arrivé dans le mauvais sens, il l’avait encadré comme si La Rochelle était debout et pas couché et mort. On l’a renvoyé. Revenez et vous verrez les Giraudoux. Vous pourrez faire votre choix.
Robin et moi lui dîmes que nous reviendrons peut-être… et puis… sans doute ! Et finalement, c’était sûr qu’on reviendrait pour le samedi de décrochage ! Quand je lui désignai le tableau que je préférais (un Céline), il me conseilla vivement de le réserver… Dès que nous eûmes quitté la librairie et son libraire, Robin m’avoua, qu’en fait, il n’allait pas pouvoir revenir pour le samedi de décrochage… Nous marchâmes vers la gare pour nous laisser rejoindre par Sylvain qui n’en finissait pas d’arriver et qui avait, toute la journée, été retardé par des problèmes de trains. Les deux amis ne se croisèrent même pas. Robin partit et une heure après, Sylvain arriva, fou de joie !
Les jours suivants, je changeai mille fois d’avis. Je mets des heures pour me décider sur une paire de chaussures, alors un tableau… J’avais placé le catalogue de l’exposition sur ma table basse et je l’ouvrai un jour sur la page des Giraudoux… le lendemain sur Céline… et puis retour aux Giraudoux… et finalement est-ce que ce ne serait pas mieux de choisir le beau Marcel Aymé même si je n’avais rien lu de lui ?… et je passais devant, laissant nonchalamment traîner mon œil pour décider avec quelles couleurs et quels traits je voulais vivre. J’essayais de me surprendre moi-même, de capter sur le vif mes réactions spontanées qui, usées par mes guet-apens, ne devaient plus avoir grand-chose de spontanée.
Sylvain qui était sur le point de déménager, de partir de Chartres, apportait de plus en plus de cartons et de plus en plus de livres chez moi. Les derniers jours, arrivèrent ses livres les plus précieux. Et en vrac sur mon bureau, je me retrouvai avec Patience 2, quelques Hara-Kiri, Les Porcs 1 et Les Porcs 2 ! C’était la première fois depuis que mon ex m’avait quittée que je revoyais Les Porcs 1 chez moi et la première fois que je les voyais côte à côte ces deux gros tomes… Même si je ne les avais pas lus, nous en parlions très souvent avec Sylvain. Je ne sais pas pourquoi, je m’étais mise dans la tête toute seule comme une grande que ce n’était pas une œuvre pour moi ! Tout de même, par curiosité, j’ouvris le premier. Je lus l’avertissement à voix haute et j’éclatai de rire !
Entrée
Le 26 novembre 2022, dernier jour de l’exposition, il fallait vraiment que je me bouge le cul. Car ni Robin, ni Sylvain, ni personne ne viendrait avec moi à la librairie.
– Y’aura Nabe, me disait Sylvain. Y’aura une caméra… Y’aura les nabiens…
– Mais non !
– Mais si !
– Arrête de me faire peur.
– Elle sait pas où elle met les pieds, la p’tite !
Et j’étais d’une humeur exécrable. Fatiguée. Mais, j’avais un tableau à acheter ! Je glissai dans mon sac Les Porcs 1 pour en continuer la lecture dans le train. Maintenon, Epernon, Rambouillet, Versailles-Chantier… Au fur et à mesure, mon humeur s’améliora étrangement (étrangement ?).
Quand j’arrivai à la librairie, je n’entrai pas tout de suite et j’allai d’abord voir dans la vitrine « mon » tableau. Il était là. Pastillé par Lucine. Oui, c’était toujours le Céline qui me plaisait le plus.
J’entrai. En fait, non. La porte ne s’ouvra pas. Il faut d’abord que quelqu’un vous voit et vous ouvre de l’intérieur. J’avais eu le temps d’oublier depuis dix jours. Entrée ratée. Je vis Nabe tout de suite à droite. C’est incroyable à quel point il était identique à ce qu’on voit dans les Éclats ! Le même ! « C’est lui » vous allez me dire ! Oui, mais on s’attend toujours à un décalage, même infime, entre la personne filmée et celle qu’on rencontre en vrai. Avec lui, aucun décalage. Et j’eus l’impression de le connaître déjà. À se demander si c’était bien utile de le rencontrer. Qu’est-ce que ça lui apportait ? Je comprenais mieux ce que Sylvain reprochait à certains. On vient se servir. On vient au spectacle ! Et comme Sacha Guitry, Nabe fait tout pour nous : « Chers spectateurs, venez donc voir Fin d’exposition ! Marc-Edouard Nabe en est l’auteur, il en est bien entendu le metteur en scène et il en est encore le principal interprète ! »
Je n’eus pas le courage de lui dire bonjour car il saluait des gens qui partaient. Je compris ensuite qu’il s’agissait d’éditeurs de Bartillat avec lesquels il avait travaillé une fois pour écrire la préface de Dostoiesvsky de Powys.
– Au moins, nous dira Nabe, vous aurez vu un exemple de l’édition d’aujourd’hui. Et comme d’habitude, ils ne feront rien, ils n’écriront rien.
Moi évidemment, je n’avais rien vu, je venais d’arriver.
Étaient déjà installés dans la librairie, un couple d’une quarantaine ou cinquantaine d’années – elle sur le siège, lui sur le sol – et en face, une jeune femme (qui me semblerait ensuite être plutôt proche de Nabe) et un jeune homme (et ce ne serait que lorsqu’ils partiraient ensemble que je comprendrais qu’ils l’étaient, ensemble). Quand le libraire apparut, je lui en fus reconnaissante ! Une tête connue ! Et Pierre-Adrien Yvinec avait l’air heureux de me voir là, de retour ; étonné que « mon copain » ne m’accompagne pas.
Là, dans la petite librairie, je me retrouvai soudain à côté de Nabe, qui me tendit la main en me demandant qui j’étais, l’air à la fois chaleureux et méfiant (nous connaissions-nous déjà ?). « Lucine », répondis-je (information dont il ne put pas faire grand-chose et je le comprends). J’ajoutai alors que j’avais réservé le Céline.
– Ah ! C’est vous le Céline ? S’exclama-t-il, enthousiaste, puis presque avec un air de reproche au libraire : tu m’avais parlé d’un couple ! Mais on va vous le décrocher, continua-t-il. Pour que vous puissiez bien le voir.
Il avait raison, évidemment : de près, le tableau était encore plus beau ! Et Nabe semblait aussi heureux que moi que je le tienne dans mes mains. Sûr qu’il aurait été prêt à me décrocher tous les Giraudoux si je lui avais parlé de mes hésitations !
– Il vous a raconté l’histoire du tableau ? Demanda-t-il en nous regardant le libraire et moi. Non ? Non ? Ah ! Les deux-là, ces deux Céline, ils ont été peints sur des buvards que j’ai retrouvés chez ma mère morte. Vous voyez comme ça absorbe différemment les couleurs. C’est peint sur le buvard de ma mère morte !
Alors que je tenais mon tableau dans les mains, comblée mais encombrée tout de même, il m’invita à m’asseoir. Il y avait trois chaises, et à vouloir être discrète et polie et bien élevée, je m’étais déjà étalée : quand le libraire m’en avait gentiment prié, j’avais ôté mon manteau, l’avais posé sur le dossier d’une chaise, mais avais laissé mon sac à côté d’une autre chaise qui m’avait semblé plus discrète et quand Nabe m’invita à m’asseoir, je choisis finalement la dernière chaise, celle qui était dans le coin. Ce n’est pas tant que je me prenais pour Boucle d’Or mais un homme venait de commencer à tourner une vidéo et que même si « c’est l’jeu ma pauv’ Lucette », je voulais éviter d’être au centre mais… Nabe vint s’asseoir juste à côté de moi !
Dire qu’une telle vidéo existe ! Y verrait-on toutes mes hésitations et toutes les intrigues très secondaires qui se jouèrent pour moi ? Que je ne sus pas quoi faire de mon tableau que j’avais d’abord posé sur mes genoux – en en profitant pour lui porter quelques regards heureux – mais que j’avais peur de faire tomber ? J’imaginai mes mains moites qui le laissaient glisser, et boum le cadre se casse, et crac la vitre se brise et nooon la peinture s’abîme ! Je finis par le poser avec une précaution infinie sur la table à côté de moi. J’avais peur aussi d’être trop décolletée sur la vidéo et je passai mon temps à remonter discrètement ma robe noire. Avec ce froid de novembre, je ne pensais pas devoir enlever mon pull ! Mais il y avait quelque part un petit radiateur électrique, c’était sûr, qui me soufflait dessus, me donnait chaud, puis froid, puis chaud, puis froid, et comme une petite Chaplin, je le cherchai des yeux sur les côtés, derrière, en haut, et faisais des allers-retours entre la robe et le pull, tout en continuant à sourire, comme si de rien n’était. Aurait-on un jour la chance d’admirer les gesticulations de cette Lucine gênée, stressée mais concentrée et souriante aux côtés d’un Nabe aussi lui-même que d’habitude ? Car s’il y en avait un qui ne se posait aucune de ces questions et qui ne changea absolument pas d’attitude devant la caméra, c’était bien Nabe. Même si nous essayions tous de l’ignorer le plus possible, pour nous qui connaissions plus ou moins les Éclats, nous avions la sensation qu’il pouvait tout à coup se passer quelque chose… Mais quoi ?
Giralducienne, ninienne… et célinienne !
Douceur, légèreté, poésie, gaieté colorée… Voilà exactement ce qui m’avait plu dans les quelques pièces que j’avais lues récemment de Giraudoux et que je retrouvais dans les portraits que Nabe en avait fait.
– Ah ! Vous êtes une gir… giral…
Nabe trébucha avant de retrouver le fameux « giralducienne » !
– Vous avez lu quoi ? Me demanda-t-il.
– Que son théâtre. Intermezzo, Ondine, Pour Lucrèce (la seule que Nabe n’avait pas lue), La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Mais je n’ai pas réussi à rentrer dans Électre.
– Ah non, il faut la lire ! Il y a une tirade magnifique qu’on fait apprendre aux comédiens dans les écoles. La mère d’Électre qui s’énerve de voir sa fille folle amoureuse de son père mort !
– Et les romans aussi sont bien ? Ça vaut le coup ?
– Ah oui ! Tout ! Tout ! Suzanne et le Pacifique, Juliette au pays des hommes. Il y a Siegfried aussi. Vous savez d’ailleurs qu’il y a deux volumes pour les œuvres de Giraudoux à la Pléiade. Un avec tout son théâtre et le deuxième avec les romans. Mais ils refusent de faire le troisième volume ! La Pléiade ! La Pléiade ne veut pas publier les essais de Giraudoux ! C’est quand même pas Céline !
– Mais pourquoi ?
– Sa vision de l’architecture, de la ville, de l’écologie… Il y a aussi la pièce La Folle de Chaillot !
Dire que j’avais oublié de citer La Folle de Chaillot ! Que j’avais lue et adorée ! D’un écologisme radical !
– Et vous lisez le théâtre ? me demanda-t-il. Ça ne vous dérange pas ? Vous préférez le lire ou le voir jouer même par de mauvais acteurs ?
– Le lire ! Et les didascalies sont parfois si drôles dans le texte !
Nabe me fit rire (intérieurement) quand il s’exclama joyeusement : « Je suis comme vous ! Je suis comme vous ! Moi aussi je préfère lire le théâtre sans m’embarrasser de mauvais acteurs ! »
Je dis aussi que j’aimais regarder la liste des comédiens des premières représentations et que lorsque je lisais Giraudoux, j’avais l’image de Louis Jouvet, de Jean Renoir (j’oubliai de citer Lucien Guitry et Marguerite Moreno) qui m’apparaissaient et que je prenais plus de plaisir à les imaginer eux jouer dans ma tête que de chercher des mises en scène ratées sur YouTube.
– Vous devez bien connaître le cinéma et le théâtre.
Ce fut trop pour moi. Je bafouillai une réponse inaudible.
– J’ai écrit, reprit-il une vraie pièce de théâtre à la fin des Porcs 2. Vous avez lu ? (je venais seulement de commencer le premier tome). Non ? Vous verrez, vous verrez ! Une vraie pièce de théâtre, avec les personnages, les didascalies… Mais, dit-il en s’adressant aux autres, faut pas qu’on lui en dévoile trop.
Je ne pus m’empêcher de dire que ce fut grâce à Anaïs Nin que je découvris Jean Giraudoux, très souvent cité dans ses Journaux intimes. Anaïs Nin ? Ce nom lui évoqua Henry Miller… D.H. Lawrence… et j’acquiesçai avec enthousiasme en expliquant que ce dernier avait été très important pour elle et que bouleversée par sa mort, elle avait écrit une étude sur lui. J’ajoutai, en pensant intéresser l’anti-éditionniste, qu’Anaïs Nin fut obligée, en arrivant aux États-Unis dans les années 40, d’acheter sa propre presse à imprimer et de publier ses livres elle-même en passant des journées à placer les caractères à la main car aucun éditeur n’avait voulu la publier et que ce n’est qu’une fois qu’elle avait vendu tous ses magnifiques exemplaires qu’ils vinrent la voir, mais toujours sans comprendre pourquoi manifestement le public la voulait, elle, alors que ce n’était pas ce qu’il disait vouloir, ni ce qui se vendait normalement. D’ailleurs (ça je ne le dis pas à Nabe mais à vous), quand Anaïs Nin serait ensuite interrogée par des journalistes sur cette période, elle dirait : « je dois être le seul écrivain qui ait pleuré d’obtenir un contrat d’édition car que je savais que les livres seraient moins beaux. »
Mais tout cela n’eût pas l’air d’intéresser beaucoup Nabe… J’étais d’ailleurs souvent assez étonnée de ses réactions. Certaines idées, certains sujets dont j’étais persuadée qu’ils l’intéresseraient tombaient à plat, comme plus tard quand la bibliothécaire en moi vanterait la qualité et la solidité de ses livres anti-édités. Et d’autres fois, au contraire, il sautillait de joie et se passionnait pour ce qui me semblait à moi beaucoup moins important.
– Une giralducienne, dit-il, ninienne…
– Et célinienne ! ajoutai-je en désignant le tableau.
J’aurais peut-être dû ajouter « nabienne ». Mais l’étais-je vraiment à ce moment ?
– Vous avez lu alors l’article du Nabe New’s sur Guerre ?
– Oui, j’ai surtout aimé la fin.
– Ah ! S’exclama-t-il, exalté. Tout le plan du roman ?
– Non, plutôt la toute fin, quand vous définissez l’écriture de Céline, entre sa dureté et sa tendresse. Et c’est aussi ce que je retrouve dans le tableau que vous avez peint et c’est ça que j’aime le plus chez lui !
Là non plus, mes paroles ne provoquèrent pas de réaction particulière. Et c’est vrai qu’à y regarder de plus près, le passage auquel je faisais allusion était en fait intégré au plan du roman.
« Eh bien, c’est à partir de ce texte-là que Céline met en place son passage de vitesses entre sentiments contrastés, je dirais. Ce n’était pas aussi clair dans le Voyage et finalement, par certains côtés, ça le sera moins dans Mort à crédit, c’est-à-dire qu’il passe sans transition d’une sorte d’élan de tendresse à la sécheresse la plus choquante, de la compréhension pleine d’humanité d’une situation ou d’un être à l’injure totale et au dégoût prononcé pour cet être ou cette situation… Ça, c’est sans arrêt, et on le retrouvera plus tard dans Féerie et dans plein d’autres textes, mais dans ce Guerre, c’est la première fois que ça se met en place. Même si ça a toujours été profondément ressenti, et que ça dit beaucoup de la sensibilité exacerbée de Céline-Destouches, il y a aussi une petite roublardise à utiliser cette machinerie à sentiments, je répète qui sont réels, à des fins rhétoriques parce que ça donne une dynamique extraordinaire à toutes les scènes qu’il écrit. »
« Guerre aux snobs ! » du Nabe New’s n°32 – 14 Octobre 2022
Sylvain avait d’ailleurs eu raison sur cet édito du Nabe New’s n°32 « La confiture aux cochons gratuite, ça suffit ! » d’Alexandra de Nabe quand il m’avait dit être sûr que c’était Nabe qui l’avait écrit. Car Nabe nous expliqua qu’un soir où Alexandra alcoolisée s’était lancée dans une diatribe contre ces lecteurs qui profitaient gratuitement et secrètement de tout son travail, hop il l’avait enregistrée ! L’avait laissé dessoûlée, puis lui en avait reparlé pour creuser l’idée.
– Et certains qui ne vantent exprès que les articles des autres ! Dit-il.
Alors que c’était lui qui en était également l’auteur et qu’il s’étonnait qu’on ne le reconnaisse pas.
Nabe dit qu’il était en train de lire Londres. Je lui demandai où il en était.
– La moitié. C’est pas un livre qu’on peut lire en trois jours !
Et là, Lucine réfléchit en comptant sur ses doigts dans sa tête en combien de jours elle l’avait lu, elle… Trop vite, comme d’habitude.
– On a retrouvé d’autres infos sur les manuscrits de Céline d’ailleurs…
Vu son petit air, nous savions que nous n’en obtiendrons pas plus (d’ailleurs, personne n’osa l’interroger) et qu’il nous faudrait attendre, comme tout le monde… C’était vraiment drôle cette façon d’annoncer mystérieusement ses prochaines publications (« ça, j’en parlerai dans Les Porcs 3 » disait-il avant de changer de sujet).
– Regardez, révéla Nabe tout à coup, y a une Ondine là-bas !
Et il pointa du doigt le livre de Giraudoux bien rangé sur son étagère. C’était pour moi. La belle et épaisse Ondine toute rose fut filmée en gros plan mais soudain le courage me manqua pour me lever de ma petite chaise, aller tâter le gros livre, le retourner dans tous les sens, en tester la qualité, puis regarder la présentation, la date d’édition, pourquoi pas en lire un extrait, comme on avait l’air de l’attendre d’une vraie giralducienne. Non, cette fois-ci, je ne dis rien.
Un couple nabien
Ah ! Voilà le moment où je fus sans doute filmée muette et mal à l’aise ! Car, pour questionner un peu plus ce couple nabien assis à sa gauche, Nabe me tourna presque le dos. J’eus cependant l’impression amusante qu’il se retournait parfois pour me lancer des regards complices, mais étant moi-même très prise par mes aventures de décolleté, de radiateur et de caméra, je ne fus pas toujours très réactive… Je me penchai loin, très loin sur le dos de ma chaise et ma tête loin, très loin sur le côté… Il n’y avait plus qu’à espérer que cela suffît pour échapper à la caméra.
Que c’était intéressant de les voir en vrai ces gens-là ! Cela faisait deux ans qu’ils avaient découvert Nabe par l’article de Valeurs Actuelles. Et quelle découverte ! Dans une période où ils se sentaient perdus, ne s’y retrouvaient plus et commençaient à se laisser séduire par le conspirationnisme, Nabe était arrivé in extremis !
– Vous nous faites du mal et ça nous fait du bien ! répétaient-ils en chœur.
C’était leur cri de gratitude pour les avoir sauvés ! Ils travaillaient dans la télévision… ou le marketing… Ils étaient flous sur leurs métiers, n’en étaient ni fiers ni heureux et ne voulaient pas en parler. Ils essayèrent de faire comprendre à Nabe toute l’importance qu’il avait eu pour eux, pour la santé de leur tête et de leur âme. C’était pour ça qu’ils étaient venus ! Je les trouvai agréable à écouter car on les sentait mus par un désir de grande sincérité.
– Et mes livres, vous faites comment ? Vous les lisez à tour de rôle ? demanda Nabe.
– On se les lit à voix haute.
– Mais vous devriez vous enregistrer ! Ce serait bien une vidéo de mes lecteurs qui me lisent !
La lecture passionnée partagée… Qui sait ce que Nabe a pu leur apporter dans leur couple même ?
Depuis qu’ils l’avaient découvert, ça avait été l’enchaînement… Toutes les émissions YouTube y étaient passées… Et ils avaient acheté tous les livres qu’ils avaient réussi à trouver à un prix raisonnable, notamment Les Porcs 2 qui achevèrent de leur faire du mal en leur faisant du bien. Revitalisés, ils avaient ensuite voulu répandre la bonne parole nabienne autour d’eux. Quelle ne fut pas leur surprise de constater la répulsion que son nom provoquât chez certains ! On ne voulait même pas en entendre parler ! Le couple insistait (« lis-le avant de parler, tu verras ! ») mais non, c’était hors de question, on voulait pas. La femme raconta comment l’une de ses amies était devenue hystérique et qu’elles avaient fini par se brouiller. D’ailleurs grâce à Nabe, ils firent le tri dans leurs amis et balayèrent ceux qui étaient incapable d’entendre prononcer son nom sans hurler au scandale.
– C’est vrai, disait Nabe quand il citait un texte inconnu du couple, que j’écris beaucoup, beaucoup. Si vous ne me connaissez que depuis 2 ans… Mais il faut travailler ! Allez, allez !
Tout comme, il dirait plus tard au jeune homme de la jeune fille qui disait ne pas aimer Les Porcs car il ne comprenait pas tout : « Je ne vais m’abaisser à votre niveau ! C’est à vous de bosser pour avoir les références ! »
Le couple nabien faisait ce qu’il pouvait… Ils se précipitaient sur tout ce qu’ils trouvaient… « On a du mal à trouver des livres de vous ! » protestaient-ils. Ils en étaient même parfois réduits à devoir les lire en pdf… Je leur dis que Je suis mort, Alain Zaninni et Printemps de feu pouvaient être trouvés en médiathèque. Nabe acquiesça : oui, il était plus présent dans certaines bibliothèques que chez ces horribles libraires. Et ce fut l’occasion pour Nabe de cracher toute sa haine pour la librairie ! Je n’avais vraiment pas compris à quel point il les haïssait…
Ce fut sans doute à ce moment que je dis à Nabe qu’il était présent sur Électre (« Encore une Électre ! Se réjouit-il »), la plus importante base de données des bibliothécaires qui intègre très rarement les auto-édités et que j’avais été très surprise de l’y voir.
Le couple était, grâce au bon accueil et à la gentillesse de Nabe, de plus en plus à l’aise. Quand Nabe eût expliqué comment le Docteur Marty et lui élaboraient les éphémérides (trois allers-retours de propositions et de corrections avant qu’ils ne soient prêts vers midi), ils s’indignèrent de cette perte de temps évidente alors qu’eux, attendaient Les Porcs 3 ! Que les lecteurs deviennent vite exigeants ! J’en avais eu la preuve en direct ! Ils étaient passés de l’admiration absolue à la remise en question de son travail ! Ils ne le lisent que depuis deux ans, le connaissent depuis une heure et déjà… ils sont déçus ! Et Nabe de réexpliquer (encore !) à ceux qui pourtant sont censés lui être acquis, en quoi les éphémérides sont, en soi, une œuvre d’art, devant la moue dubitative de ses nouveaux fans.
Nabe évoqua ensuite ceux qui n’achetaient ses tableaux que par intérêt :
– Ils parient sur ma mort, ils investissent. Ils s’en foutent d’avoir un auteur vivant. Ils attendent juste que je meure !
Ce n’était pas un Nabe ironique ou provocateur, non, juste lassé de ces affreux cyniques.
– Mais si c’est eux qui les achètent… souffla-t-il. Où sont les fans ?
Ce discours fataliste m’étonna beaucoup, comme si dans mon esprit, Nabe se devait d’être toujours ravi de se battre.
– J’ai 63 ans, rappelait-il. Oui, nous avons gagné pour la vérité ! Pour notre âme ! Et eux, les conspirationnistes, se sont effondrés, ont tout perdus là-dessus. Qui aujourd’hui va aller regarder les vidéos de 2012 de Soral ? « Tiens, chérie, un petit Soral 2012 ce soir ? » Ces mecs, ils sont finis, mais leurs idées ont triomphé ! Et ce sont eux, évidemment, qui ont tout gagné !
Quand Nabe se lançait dans ses tirades, nous n’osions ni l’interrompre, ni lui poser des questions. Sûrement parce que nous sentions trop combien il écrit quand il parle, et qu’un brouillon, généralement, ne donne pas la réplique.
Après-caméra
Il y a un « après-caméra ». Ça y est, le moment est à peine passé qu’on le distingue déjà de la vie continue parce qu’il a été filmé, fixé, qu’il existe en soi, qu’on peut en parler comme on parle d’une œuvre d’art. C’est déjà une œuvre d’art. Et Nabe, immédiatement, prend du recul sur ce moment qu’il vient de créer et qui s’achève : « C’est bien, c’était intéressant, il s’est dit des choses intéressantes ». Sur la technique aussi : « C’est sur ton smartphone ? Envoie-lui la vidéo. Que tout soit regroupé. » Et celui qui filmait dans un silence sérieux redevient humain ; il peut arrêter de filmer et venir discuter avec les personnages de son film, comme ça, et immédiatement, on passe d’une vie à l’autre. Et tous les deux, ils discutent rapidement, mais comme s’ils savaient des choses que nous, qui n’avions que participé, ne pouvions pas saisir. Quand la caméra ne tourne plus, la pression retombe. Mais avec aussi, la peur qu’il ne se passe plus rien.
Plus tard, ce serait le libraire qui se mettrait à filmer ! Sans qu’on lui demande rien ! Il suffit qu’un homme brandisse son téléphone pour détenir tout à coup un pouvoir sur les autres, qui les fait se redresser sur leurs sièges ! Tout devient plus dense. Finalement, Nabe fait exactement le même effet qu’une caméra. Et même quand c’est à quelqu’un d’autre qu’il s’adresse, on n’ose pas se relâcher, car à tout moment, il peut faire volte-face, rebondir sur un propos et lancer une question à quelqu’un à l’autre bout de la pièce ! Et dès qu’il part, pffffffiout… tout s’écroule… La magie s’évapore… Nous n’avons rien à nous dire. Le silence. Nous attendions donc tout ça de lui ? La joie, l’énergie, l’humour ?… Ça fait un vide forcément ! On l’attend, on attend qu’il parle, qu’il fasse quelque chose… Tout tourne autour de lui… et heureusement ! Car nous ne nous connaissons pas nous autres. Il doit être partout à la fois ! D’ailleurs, il me donna l’impression de n’être pas toujours attentif (je parle de la douceur de Giraudoux, il pense que je parle de celle de Céline). Il se répétait aussi. Comme s’il voulait offrir ses paroles, mais à qui les a-t-il dites déjà ? Et il préfère se répéter plutôt que de laisser quelqu’un repartir sans une information essentielle («sur le buvard de ma mère morte !»).
– T’as pas trop mal au poignet ? S’enquit Nabe auprès du caméraman.
Ce n’était pas lui qui filmait habituellement. Il fit non de la tête. Comme on doit prendre goût à ce que rien ne se perde ! Aucune parole, aucun geste oublié. C’est magique et monstrueux : « On a des heures et des heures de vidéos ! » dit Nabe. Je ne sais pas quelle tête je fis quand je compris enfin que celui qui nous avait filmé était le Docteur Marty mais Nabe s’écria en me voyant : « Regarde, regarde ! Elle se dit « Ah ! C’est lui, le Docteur Marty ! » »
Des bonhommes entrèrent dans la librairie, Nabe les reconnut et s’écria :
– Oh ! On était bien là entre gens de gauche et voilà l’extrême-droite qui débarque ! C’est leur heure… À la nuit tombée, ils entrent dans les petites librairies…
Et c’est vrai qu’ils avaient un peu des têtes de cons. Mais comment Nabe avait-il pu sentir la gaucherie en nous ?
Le couple sortit fumer une cigarette. Il y eut du mouvement. Et les gens bougèrent de place… sauf Lucine, qui y tenait à sa petite place dans son petit coin !
Trois tableaux de vendus !
Nabe profita du départ du couple pour s’installer sur le siège au centre de la pièce. Le Docteur Marty s’assit à côté de moi. Et quand les fumeurs revinrent, ils s’assirent entre les deux.
Gabriel, un jeune adulte qui ne semblait pas encore sorti de l’adolescence (grand, mince, laid, aux cheveux longs), entra. Il fut très bien accueilli par Nabe – ils avaient déjà discuté la veille – et était décidé à acheter un tableau. Comment payerait-il ? Gabriel était perdu. Nabe commença à s’agacer et l’envoya vers le Docteur Marty pour qu’il finisse de lui expliquer le fonctionnent d’un virement bancaire. Il payerait en espèces.
– Et vous, me demanda Nabe, comment vous payez ?
– J’ai apporté mon chéquier, annonçai-je, toute fière.
– Je ne prends pas les chèques.
– …
Je dis que je savais faire les virements bancaires. Et ce ne serait que plus tard que je réaliserais tout ce qu’il me faudrait changer comme paramètres pour faire un virement hors de France ! Et comme la dernière fois que j’avais eu ma banque au téléphone, j’avais eu droit à une connasse qui m’avait demandé le pourquoi du comment je voulais utiliser mon argent (on croit rêver !), je m’étais préparée à la bagarre, à être aussi agressive que possible (c’est-à-dire pas beaucoup) mais cette fois-ci je tomberais sur un jeune homme charmant qui ne se mêlerait en rien de ce qu’il ne le regardait pas… Comme quoi !
Le couple nabien voulut aussi acheter un tableau. Ils désignèrent un Bloy.
– On me l’a déjà acheté trois fois celui-là ! Dit Nabe.
Ils prirent alors le Dostoïevski à la roulette.
– Dans quelle traduction faut-il lire Dostoïevski ? Demanda la femme au Docteur Marty. Je ne me souviens jamais.
– La réponse est dans le Nabe New’s n°31.
– Et le mauvais traducteur, c’est qui déjà ?
Le Docteur Marty eut un trou, ce qui avec le recul m’étonne beaucoup.
– Markowicz, soufflai-je. J’ai adoré dans l’article le passage où Google Traduction traduit mieux et plus simplement Dostoïevski que Markowicz ! Tellement drôle !
– Oui ! Oui ! S’exclama alors Nabe pourtant occupé à autre chose.
– Markowicz. C’est quoi son déjà son prénom ? Me demanda le Docteur Marty. Alain Markowicz ?
Ce fut le jeune homme discret qui répondit : « André ! André Markowicz ».
– Trois tableaux vendus en une heure ! S’écriait Nabe.
Il restait à Paris encore une semaine et proposa au couple et à moi-même de revenir plus tard pour payer et récupérer nos tableaux. Comment ça ? Ne pouvais-je pas l’emporter dès ce soir puis le payer par virement ?
– C’est si vous voulez me revoir.
Ah ! C’est bête mais je ne le pensais pas si généreux de son temps avec ses fans, leur offrant sur un plateau la possibilité de le revoir… C’est si facile de rencontrer Nabe que ce serait absurde d’en tirer quelque gloire personnelle. Le couple ravi fixa un rendez-vous, et moi, n’étant pas certaine de pouvoir revenir sur Paris, je ravis le tableau. Nabe me l’emballa dans du papier bulle en murmurant gaiement : « J’emballe, j’emballe ! ».
Selon Gabriel, Nabe était connu et lu des étudiants. La jeune femme blonde rebondit et raconta sa soutenance sur Bloy :
– Je leur dis que les écrivains doivent être visionnaire. Oui, dit-elle en nous regardant, parce que pour moi, l’artiste est visionnaire ! (Elle a raison de le préciser, c’est sûrement la seule à y avoir pensé.) Et mon jury n’arrête pas de me demander « Mais qui ? Qui aujourd’hui ? » alors, au bout d’un moment, je dis : « Marc-Édouard Nabe par exemple ! ». Et là, le prof me dit « Nabe, je le connais ».
– Mais, coupa Nabe surexcité, tu aurais dû lui dire que toi aussi tu me connais ! Et mieux que lui !
– Tous les étudiants qui travaillent sur Bloy, continua-t-elle, te connaissent et te citent en référence et le prof ne dit rien.
C’était la seule qui tutoyait et que tutoyait Nabe ! Pourtant, je la trouvai fière et laide et je me dis en moi-même : « Pourvu que je ne lui ressemble pas… »
Les Porcs de Sylvain
Le couple sortit un livre de Nabe pour le faire dédicacer. Je ne sais plus lequel mais vous le retrouverez ; sa couverture était noire.
– Oui, vous avez raison, ça va augmenter sa valeur, plaisantai-je en repensant à notre discussion sur le cynisme de certains acheteurs.
Seul le Docteur Marty eut l’air de trouvé ça drôle. Bon. C’était une bonne idée en tout cas. Je n’y avais même pas pensé ! Ah ! Mais j’avais pris avec moi Les Porcs 1 pour le lire dans le train !
– Je vais en profiter pour en demander une aussi, dis-je.
– Vous en prenez soin, me dit le Docteur Marty en me voyant sortir ma pochette violette et fleurie, et dépaqueter le livre avec précaution.
D’habitude, les livres se perdent dans cette grande et belle pochette, mais là au contraire, elle peine à contenir tous les Porcs qui s’y trouvent ! Enfin, je sortis Les Porcs 1…
Exclamations ! Clameurs ! Surprise ! Joie ! Jalousie !
– C’est Les Porcs 1, soufflèrent-ils, incrédules.
Personne n’en revenait ! Et moi je n’en revenais pas de leur réaction !
– Il est épuisé. Impossible de le trouver. Sauf évidemment celui qui le vend à 900 euros sur internet ! On a dû le lire en pdf… Faites attention !
– Ce n’est pas mon livre, protestai-je, c’est celui d’un ami, il me l’a prêté !
– On vous l’a prêté ? Vous avez de la chance, dirent-ils en tirant la gueule.
Ja-loux-com-me-des-poux ! Ils me firent si peur que j’hésitai à le sortir complètement. Mais bon, le mal était fait. Je l’approchai de Nabe et c’est alors que lui et le Docteur Marty s’aperçurent de la tête du livre. Ce n’était pas juste Les Porcs 1, c’était un exemplaire des Porcs 1 abîmé, usé, blanchi, écaillé par toutes ses lectures ! Lu, lu, relu ! Par mon ex, par Sylvain, et maintenant par moi ! Un livre qui avait vraiment servi ! Nabe me le prit des mains. Et je me sentis complètement dépassée par la situation quand je compris qu’ils voulaient le photographier… Ils n’avaient jamais vu ça ! Une photo fut prise par le Docteur Marty du livre tenu par Nabe, mais on ne se rendait pas assez compte de l’usure, alors ils le posèrent au sol. Nabe enleva mon marque-page.
– Et ma page ? Ne pus-je m’empêcher de m’exclamer.
– 147, retint-il.
La couverture ! Le dos ! La quatrième de couverture ! Je regardai le livre de Sylvain à terre se faire photographier comme une star de cinéma, complètement impuissante, et n’ayant aucune idée de ce qui m’attendait quand j’allais devoir expliquer ça à son propriétaire…
– C’est surtout la quatrième de couverture qui est impressionnante, dit le Docteur Marty. J’avais jamais vu ça, je ne savais même pas que ça pouvait devenir comme ça.
– On dirait une œuvre d’art, dit Nabe. Je ne sais pas si je vais oser le dédicacer ! Plaisanta-t-il. J’en ai les mains qui tremblent !
Il releva la tête vers moi.
– Pour Sylvain, dis-je. C’est son livre.
– C’est celui qui est venu avec vous la première fois ?
– Non, un autre.
Nabe prit son temps pour écrire la dédicace, il la relut avant de me rendre le livre. Je la lus sans la lire et glissai le livre vite vite dans ma pochette et vite vite au fond de mon sac ! Ouf ! Je devais être toute rouge… Qu’est-ce que j’avais fait ? Sylvain n’avait pas envie d’être connu de Nabe, au moins pour l’instant. Et voilà qu’à cause de moi son livre se faisait prendre en photo et que Nabe essayait d’en savoir davantage sur ce mystérieux Sylvain… Oh la la ! J’esquivai maladroitement et répondis du bout du lèvres à certaines questions (- Il habite aussi à Chartres ? – Moui.)
– Sylvain, c’est compliqué pour Lucine ! Finirait par dire Nabe.
Sortie
Le couple nabien allait partir. Je vins leur dire que j’avais beaucoup aimé les écouter !
– C’est la première fois que vous rencontrez des nabiens ? Demanda Nabe qui semblait ravi de rassembler des gens. Oui ? Vous aussi ? Ah !
Nous discutâmes un peu. J’acceptai de donner mon numéro, et le regrettai immédiatement. Il n’y avait rien à continuer. Et sans doute, valait-il mieux ne pas trop creuser… Je me laisse souvent envahir par une tendresse spontanée et sincère lors de mes rencontres que je ne comprends plus une fois seule avec moi-même. C’est avec le recul que je deviens plus sévère, et plus juste. De manière générale, j’ai été gênée par ces autres nabiens qui ne me plurent pas, excepté le Docteur Marty. Gênée aussi par cet esprit de bande qui règne tout autour (« Vesper n’est pas là ? – Non, il est au match de foot »).
Des nouvelles têtes ! Je reconnus Alexandra et ne reconnus pas Valentin (je ne connaissais pas encore assez les Éclats) mais je compris que c’était lui le caméraman officiel. De toute façon, c’était l’heure pour le Docteur Marty de repartir à Strasbourg.
– Attends, je dis au revoir, dit Nabe à Alexandra. Puis au Docteur Marty : ça n’a pas duré longtemps mais c’était bien que tu viennes, lui dit-il.
Les deux collaborateurs n’avaient apparemment pas souvent l’occasion de se voir. Et une fois parti, Nabe et Alexandra se retrouvèrent.
Soudain, de jeunes et blondes américaines entrèrent dans la librairie ! Et regardèrent les tableaux. « Yeah, yeah » hochaient-elles de la tête.
– Who is the artist ? Finit par me demander l’une d’elle.
– Him ! Répondis-je de mon pauvre accent anglais en désignant Nabe.
– Very good, lui dit-elle. I like it. Yes ! Can i buy this one ?
Nabe, ravi mais surpris de cette rapidité, voulut lui expliquer qui était Paul Morand (puisque c’était un de ses portraits qu’elle avait pointé du doigt !). Il me demanda si je savais bien parler anglais et je pense que mon « a litteul » lui donna une bonne idée de mon mauvais niveau. Il continua donc sans moi. Quand Nabe lui indiqua le prix du tableau, l’américaine se mit à rire, à secouer sa tête et son doigt ne voulut plus l’acheter ! Elle avait cru que le numéro du tableau (59), c’était ça le prix… Et elle se rétracta aussi rapidement qu’elle avait voulu l’acheter. Quand elles sortirent, Nabe les imita : « Can i buy ? Can i buy this ? » avant de finir sur un « Les américains… ». Nabe s’intéresse autant, si ce n’est plus, à ces inconnus qui entrent par hasard sans le connaître qu’à ses lecteurs. Qui d’autre agit ainsi ?
À ce moment, je ne sus plus quoi faire. Partir ? Rester ? Je fis part de mon indécision au libraire qui me dit de rester, que nous allions tous prendre un verre quelque part. Je mis mon manteau et attendit. Mais Nabe vint alors me serrer la main pour me dire au revoir. Je ne me voyais pas lui rétorquer : « Ah non, je vais boire des coups avec vous ! ».
– Je vous fait confiance hein ! Me dit-il encore.
Je n’identifiai pas bien si le ton était confiant ou menaçant.
– Et bonjour à Sylvain ! Lança-t-il pour finir alors que je sortais de la librairie.
Mes bottes claquaient déjà dans la nuit, sous la pluie. Voilà, je l’avais fait. Un tableau. Un livre dédicacé. Une histoire à raconter… Avais-je bien fait ? Était-ce utile ? Pour qui ? Pour moi ? Pour la littérature ? J’avançai maladroitement dans les rues en serrant tous mes paquets contre moi, pour qu’ils ne glissent pas surtout ! Et mon parapluie de merde aussi qui n’arrêtait pas de vouloir se retourner ! Je regardai très sérieusement où je marchais car, me connaissant, j’aurais été capable de m’étaler là tout du long sur le trottoir… Et je tâtais nerveusement mon sac à dos pour sentir si le gros pavé des Porcs 1 était bien là… Maintenant que j’avais vu dans leurs yeux qu’ils étaient bien capables les fans de m’assommer pour partir avec… Le livre était là. Ouf ! Enfin, pour l’instant. Tâtons encore. Et déjà, je repensai à tous ces moments où j’avais dû paraître ridicule… Dire que j’avais dit ça… et ça aussi… Oh la la ! Mais, avant de pouvoir regretter quoi que ce soit, une grande joie m’envahit… celle de me sentir vivante, si vivante ! Comme face à la mer. Oui, après l’immensité de la mer, l’immensité d’un vrai écrivain.
J’appelai Sylvain : «J’ai rencontré Nabe.»
Plusieurs jours plus tard, c’est mes parents que j’appellerais.
– T’as rencontré qui, tu dis ?
– Marc-Édouard Nabe.
Je les entendais au bout du téléphone faisant la moue.
– Un peu bourge comme prénom…
– Non mais son vrai nom c’est Alain Zannini !
Ils éclatèrent de rire.
– Ah oui, ça fait pas le même effet !
Court épilogue
De retour à Chartres, Sylvain m’accueillit chez moi comme une reine ! Et quand il vit le tableau et la dédicace, je devins « intouchable ». Il la déchiffra avec attention : « Pour Sylvain, avec moi dans la boue des Porcs, son Marc-Edouard Nabe ». Je me souvins alors que Nabe avait dit qu’il sentait l’amour de ses lecteurs ; avait-il senti celui de Sylvain pour lui et son œuvre ?
– Comment a-t-il pu savoir ?… dit-il.
Il trouvait qu’elle illustrait parfaitement sa vie actuelle !
– Je te jure, moi, j’ai presque rien dit, me récriais-je.
– Oh tu aurais pu ! Fallait pas te censurer. Juste être toi-même.
– Oh bah d’accord ! Ça valait bien la peine que je me fasse chier à essayer de pas dire trop de trucs.
– Mais tu lui as parlé de Guitry ? De Sirk ? De Nin ? De Cassavetes ? De Proust ? De…
Comme si j’avais eu avec Nabe une discussion en tête-à-tête ! Où j’aurais pu tranquillement lui développer mes petites idées sur les sujets qui m’intéressent !
Oui, c’est certain, si cette vidéo de fin d’exposition sort un jour, on viendra me chercher des poux dans la tête et pinailler comme quoi je me suis trompée sur tel détail, que sur la vidéo, ce n’est pas exactement ça qu’on voit et patati et patata… Oui, je sais ! Mais je sais aussi qu’avec le temps, ma mémoire m’aurait fabriqué un souvenir encore plus flou ; voilà pourquoi je me suis mise à l’écriture de ce texte immédiatement, dès décembre. J’ai eu le temps de le laisser dormir un peu. Ce mois de novembre 2022 si étrange, surprenant et décisif, artistiquement et personnellement, occuperait pendant un long moment encore mes discussions avec Sylvain et les autres, mais cette fois-ci, je m’arrête là.
Quelques jours plus tard, dans un moment de creux à la médiathèque où je lisais Les Porcs 1, ma cheffe arriva. Elle vit mon livre et s’exclama : « Il est gros ton livre ! C’est la Bible ? Tu lis la Bible pour te réconforter ? Plaisanta-t-elle. » Sachant quelle athée je suis, d’autres encore me firent la blague. Et à chaque fois, je ne répondais pas, souriais gentiment et pensais en moi-même :
« Dire qu’ils ne se doutent pas qu’ils n’ont pas tout à fait tort… ».