Jonathan était à peine un homme quand il comprit combien il avait été gâté par la nature. Il avait le menton fier et les mâchoires saillantes ; son nez était fin et discret et sa bouche n’était que douceur. L’opposition entre la gaieté de sa bouche et le cynisme de sa mâchoire était si troublante qu’on ne pouvait s’empêcher de regarder longuement Jonathan pour essayer de comprendre comment ses traits s’articulaient entre eux. Son beau visage ne nous disait pas quel homme il deviendrait et chaque femme se demandait en elle-même si dans l’amour, il serait d’une délicatesse exquise ou d’une brutalité excitante.
Quand ses camarades d’école l’invitaient à la maison, leurs mamans tournicotaient sans cesse près de la chambre et toquaient à la porte bien trop souvent, tantôt pour apporter des pâtisseries, tantôt pour demander d’une voix gloussante : « Ça va ? Vous n’avez besoin de rien, les garçons ? ». Ses camarades prenaient sur eux et supportaient le ridicule de leurs mères mais ils supportèrent bien moins quand toutes les filles de leur âge se pressèrent avec ardeur contre Jonathan dans l’espoir d’obtenir un petit sourire de lui. « Ce salaud de Jonathan, on ne l’invitera plus ! » se dirent-ils.
Ainsi, c’est par la jalousie de ces camarades que Jonathan appris qu’il était beau. Il en fut d’abord effaré et profondément attristé, car son corps ne s’étant pas réveillé, il n’en avait pas grand-chose à secouer des filles et aurait préféré garder ses camarades de jeux. Il détesta son physique qui rendait les gens fous. Mais Jonathan ne resta pas longtemps chaste et insensible et devenu plus âgé et plus beau encore, il fut ravi de constater la facilité avec laquelle il évoluait en société.
Seulement, voilà ! Depuis l’été 2020, le port du masque avait peu à peu envahi toutes nos activités quotidiennes jusqu’à nous être imposés en extérieur. Et Jonathan ne ressemblait à rien avec un masque sur la figure ! Tout ce qui faisait son charme était à présent caché par ce ridicule bout de tissu. Les élastiques tiraient sur ses oreilles, les mettant inutilement en valeur et on ne voyait que ses yeux et ses cheveux insignifiants : il les avait marron clair, sans qu’aucun éclat particulier ne vienne les illuminer. Il n’était plus qu’un homme ordinaire, cheveux et yeux ternes, sans carrure. Car oui, Jonathan n’était pas particulièrement bien bâti, mais d’habitude, les femmes, trop subjuguées par les traits de son visage, ne le remarquaient pas. Et coup de malchance, le masque donnait même une allure étrange à sa mâchoire, pourtant merveilleuse à nue, et donnait une impression de grosseur, de ballonnement, de masse ; on avait l’impression que ce gars-là devait difficilement parler.
Les inconnus qu’ils rencontraient ne s’adressaient plus aussi gentiment à lui et surtout, les femmes ne venaient plus. Quand il avait voulu faire le premier pas vers l’une d’elles (une première dans sa vie !), il se fit froidement rejeter. C’était donc cela de n’être pas désiré. Enfin, Jonathan comprenait le malheur de ses camarades ! Enfin, il comprenait et compatissait sincèrement aux difficultés de ces laids camarades qui eux, devaient user de toute leur force de persuasion, de toutes leurs expériences et d’un équilibre bien huilé entre la flatterie et la sincérité, le sérieux et l’humour, pour espérer séduire une femme. Et il leur fallait aussi être entreprenant ; sans quoi, ils n’arrivaient à rien ! Quelle injustice ! Jonathan n’eut cependant pas la mauvaise foi d’en vouloir aux femmes ; lui-même était assez superficiel dans le choix de ses partenaires, mais il riait jaune. Et si cette situation exceptionnelle devenait la norme ? Et si nous gardions ces masques collés sur la face jusqu’à la mort ?
Il en eut assez de se faire rejeter et devint plus chaste que jamais. Mais les choses se corsèrent lors du long confinement d’automne 2020. Jonathan commençait alors à réaliser que ses aventures sexuelles avec des inconnues faisaient partie de son identité et que sans elles, il se sentait aussi perdu qu’un enfant. Qui l’eût cru ? Ces femmes lui apportaient, non seulement de plus ou moins beaux orgasmes, mais aussi de la tendresse et elles le rassuraient sur sa valeur d’homme. Et lui aussi, à travers leurs corps, il essayait de les comprendre, de les rassurer, de partager un vrai moment d’intimité. Lui qui n’avait jamais aimé les femmes bavardes, voilà que ça lui manquait ! La nuit, il rêvait alors d’une femme, qui, trônant sur lui, lui raconterait toute sa vie pendant qu’ils baiseraient.
Fin novembre, Jonathan était sur le point d’essayer les applications de rencontre (au moins, là, elles pourraient voir son visage !) quand ses yeux rencontrèrent ceux d’une autre. De beaux yeux verts, posés au-dessus d’un masque noir.
* * *
Malgré le confinement, Jonathan a prévu de passer l’après-midi chez un ami. Il descend les marches du bus quand son regard croise le sien. Une sorte de princesse égyptienne aux yeux verts. Elle porte ses cheveux noirs au carré, soulignant ainsi son cou gracile. De grosses boucles brillantes sont pendues à ses oreilles. D’ailleurs, elle est couverte de bijoux ; boucles, bagues, colliers, bracelets remuent avec elle. Son gilet, son manteau, son écharpe et sa jupe flottent autour d’elle comme des voiles qui dansent avec le vent. Sur n’importe quelle autre, ce flot de bijoux et de tissus auraient noyé la femme, mais ici la femme est trop somptueuse pour être oubliée.
Pour Jonathan, ce n’est pas tout à fait sa beauté qui l’ensorcelle, mais plutôt cet intense regard qu’elle lui porte : cette femme aux mille couches semble capable de voir à travers son masque ! Et dans la petite foule qui descend du bus, elle seule devine la beauté secrète de Jonathan et lui porte enfin l’attention qu’il mérite. Mais comment faire pour l’aborder ? Car il n’est à présent plus question de rejoindre son ami ; il comprendrait et si non, tant pis !
Jonathan n’eut pas à se torturer les ménages très longtemps : la femme l’attrape avec une délicate autorité par la main et le fait remonter dans le bus dont il venait de s’échapper. Il ne sait pas où elle l’emmène mais il se laisse guider avec joie.
Comme des collégiens, ils s’assoient sur la banquette arrière du bus. Son parfum aux senteurs de patchouli frappe alors Jonathan avec force.
– Qui êtes-vous ? lui demande-t-il.
Elle hausse les épaules.
– Comment vous vous appelez-vous ?
Elle secoue la tête. Elle ne veut pas dire son nom.
– Je n’ai jamais vu d’aussi joli mystère à percer.
Elle rougit comme une enfant, puis se décide à laisser échapper son nom dans un souffle : « Nour ». Sa voix est chaude, grave, enveloppante.
Jonathan n’a aucune idée du temps que lui laisse le trajet de bus et il lui semble avoir fait son petit effort de conversation. Il veut commencer à l’éplucher !
Sa main s’empare d’un des voiles qu’il soulève et veut fixer quelque part afin que celui-ci ne le gêne plus. Il y réussit et elle rit joyeusement. Elle ne semblait pas tout à fait comprendre ce qui l’attendait et cela ne faisait qu’exciter Jonathan davantage. Sa main s’attaque à un autre voile mais au moment où il veut le coincer dans le fauteuil, le bus, arrivé à son arrêt, freine brutalement et le voile se déchire, laissant découvrir une partie de l’épaule de Nour. Jonathan est fasciné. Et elle, elle continue à rire, à rire ; elle semblait drôlement s’amuser. Jonathan s’en agace : qu’il avait-il de si drôle ? Se moquait-elle de lui ? Pourtant, Nour le laisse faire et le regarde gentiment.
Décidé, Jonathan se débrouille pour saisir et soulever un à un les voiles et se glisser sous cette masse. Il se retrouve nez à nez avec son sexe. Nour ne porte apparemment pas de culotte et à quoi bon ? Nul autre n’eût osé s’en prendre à ses voiles s’y impunément car dans son entreprise, il en avait abîmé, même déchirés quelques-uns. Eux, si magnifiques.
Le bus freine à nouveau, collant Jonathan au sexe de Nour. Elle ne rit plus du tout et l’arrêt de ce rire encourage Jonathan. Il embrasse son sexe tout entier comme dans un grand bonjour, écarte les petites lèvres pour y introduire sa langue et puis attend. Il ne bouge pas mais les secousses et les coups de frein inévitables du bus, eux, font sursauter et frémir Nour. Jonathan se contente très bien de n’être, pour l’instant, qu’un innocent intermédiaire : c’était le bus qui la faisait doucement gémir.
Les frustrations de ces derniers mois avaient enfin trouvé un endroit pour se libérer et Jonathan se sentait revivre.
La main de Nour l’attrape soudainement par l’épaule ; quelque chose ne va pas. Il met une minute à s’extraire de ses tissus. Quand il sort de dessous elle, il voit un jeune couple s’approcher dangereusement de la banquette arrière.
« Quel dommage ! Nous aurions pu les inviter, mais ils sont si laids… » se dit Jonathan.
Jonathan détestait les laids et les difformes. Cela le mettait terriblement mal à l’aise. Il ne comprenait même pas quelle audace vulgaire leur permettait de s’exposer ainsi à la vue de tous.
« Les masques ont au moins eu cet avantage de couvrir un peu la mocheté de certains ! » dit Jonathan sur le ton de la plaisanterie en désignant le couple à Nour. Dans ses yeux, il croit lire pendant un instant un étrange mélange de dégoût et de déception. On ne les invitera pas.
Ils ont été interrompus. Le couple s’est assis plus haut, ils ne verront rien. Jonathan en veut encore. Ses sens ont été embrouillés par l’odeur du sexe de Nour, de celle de ses nombreux tissus, de celle de ses cuisses épaisses et douces et de son parfum au patchouli. Il plonge son regard dans ses yeux ; ceux-ci semblent détenir toute la sagesse sensuelle des siècles passés.
Enivré, Jonathan veut alors tendre la main, mais au coup de frein, Nour se lève précipitamment. Pris de panique, (il n’a même pas songé à lui demander son nom ou son numéro pour la retrouver), Jonathan court dans le couloir et sort lui aussi du bus, en haletant.
Nour sourit toujours sous son masque.
« Elle voulait donc que je la suive » se dit-il.
Nour attrape la main de Jonathan pour le guider mais il s’en détache et insiste pour marcher derrière. Elle rit de sa petite lubie. Il voulait observer cette femme qu’on devinait bien en chair se déhancher dans la rue, entourée de ses voiles de toutes les couleurs qui flottaient autour d’elle et bougeaient dans le vent. Cela lui conférait une impression d’irréalité, comme si les contours de cette femme n’étaient pas bien définis et qu’elle pouvait lui cacher son corps.
« Elle ne me le cachera pas bien longtemps », se dit-il.
Ils arrivèrent face à un immeuble. Nour le regarde, pour s’assurer qu’il l’a bien suivi. Elle ouvre la porte, grimpe les escaliers. Ses fesses, lourdes et royales, se dandinent devant ses yeux et il ne se retient pas. Jonathan l’arrête au beau milieu des escaliers, soulève l’amas de tissus d’un coup (il commence à en comprendre le fonctionnement), baisse son pantalon et frotte le bout de son sexe contre ses fesses, puis il la déplace gentiment contre le mur pour y trouver appui et se frotter plus librement contre elle et contre ses fesses qu’il prend dans ses mains et soupèse avec respect et adoration. Nour ne semble pas comprendre son impatience et sans doute se demande-t-elle pourquoi tant de difficultés alors qu’il ne reste que quelques marches à grimper pour trouver un lit plus confortable. Mais Jonathan n’est pas qu’un beau séducteur, il sait saisir les instants de beauté. Il sait qu’il ne faut surtout pas laisser s’échapper les fesses de Nour, qu’il ne les désirera jamais tout à fait de cette façon, que le désir revêt de nombreuses formes et qu’en grand gourmet qu’il était, il voulait toutes les goûter, n’en laisser aucunes de côté.
Collé contre elle, contre ses fesses, il voulut lui embrasser le cou. Oh ! Il portait encore son masque ! Elle allait voir qu’il ne s’était pas moqué d’elle. Jonathan retourne Nour et dans un geste qu’il espère héroïque, arrache son masque. Il veut qu’elle aussi se dévoile mais elle se dégage fermement de son emprise.
« Tiens ! Peut-être respecte-elle scrupuleusement les règles et ne l’enlève-t-elle qu’une fois arrivée chez elle ? » se dit-il.
Ils y arrivèrent vite. Jonathan n’a pas ralenti la marche, impatient de voir la bouche, le nez, les joues, le menton, tout, tout, tout, et de la voir nue.
Arrivée dans son studio, Nour le pousse sur le grand lit au milieu de la pièce pour l’y faire tomber. Alors, Nour ôte toutes ses couches, son manteau, son écharpe, son gilet, sa grande tunique, et révèle des seins lourds et voluptueux, tout en le fixant, en lui faisant comprendre qu’il doit lui aussi se déshabiller. Ce qu’il fit.
Elle ne défait pas sa longue jupe et grimpe sur Jonathan en la soulevant dans les airs. Il se retrouve ainsi comme absorbé sous sa jupe, prisonnier d’une sorte de sirène aux seins dévoilés et le reste du corps étrange et mystérieux. Nour avait toujours son masque accroché au visage et respirait de plus en plus fort tandis qu’elle rentrait en lui. Jonathan était comblé. Pas seulement parce qu’il n’avait pas baisé depuis longtemps mais parce qu’il sentait combien elle se donnait à lui en particulier.
Jonathan fait tout pour retarder sa jouissance et profiter le plus longtemps possible de ce petit démon qui se secoue au-dessus de lui, alors qu’elle, au contraire, accélère ses coups de reins et force son pénis à rentrer de plus en plus profondément en elle. Il a peur de jouir avant qu’elle n’ait prit son plaisir alors quand la vague de plaisir arrive dangereusement, il descend sa main là où leurs sexes se touchent pour caresser à nouveau son clitoris qui s’était gonflé de plaisir depuis leur dernière rencontre. Elle émit un petit grognement et il en fut tout heureux.
Il lui fit comprendre qu’elle devait retirer son masque maintenant. Il crut voir un grand sourire sous son masque. Ses yeux brillaient d’un éclat terrible. Alors, où moment où Jonathan ne peut plus contrôler les spasmes qui veulent s’emparer de son corps, Nour arrache son masque d’un geste sec et révèle un sourire effroyable, tout droit sorti de l’enfer.
Un sourire édenté.
Elle était la femme plus laide qu’il eût jamais vue.
Ballotté par les derniers tremblements de l’orgasme, Jonathan croit devenir fou. À la fois, poussé vers cette femme prodigieuse dans laquelle il éjacule avec tant de joie et révulsé par elle qui incarne trop bien la Laideur Monstrueuse ! Dans un tourbillon chaotique, la reconnaissance et la joie se mêlent en lui à l’humiliation et la haine – à l’instant même où il n’est plus maître de son corps.
Lorsque Jonathan retombe, Nour éclate de rire, un rire incontrôlable, ouvrant si grand la bouche qu’on eut pu s’amuser à compter combien de dents il lui restait. Jonathan allongé sous elle, fatigué, écrasé sous cette femme triomphante, se met mollement à la reconnaître.
Édentée, un long nez pointu disproportionné, elle ressemble étrangement à cette jeune étudiante dont il s’était un jour moqué ouvertement sans craindre grand-chose d’elle.
C’était donc sa vengeance.
* * *
Quand Nour avait compris que son masque la protégeait des moqueries qu’elle avait toujours subies et que ce Jonathan, sans la reconnaître, avait eu envie d’elle, elle avait rit. Oui ! Le faire jouir, le faire jouir comme jamais et à l’instant crucial, lui révéler avec quoi il baisait.
Elle voulait qu’il se dégoûte, qu’il crie, qu’il se débatte, qu’il recule d’horreur ! Elle avait eu tout le temps d’imaginer la scène pendant le trajet du bus, pendant la montée des escaliers. Elle avait tout imaginé, sauf ce qui se produisit.
Avec un Jonathan perdu et désemparé coincé entre ses cuisses, Nour ne peut s’arrêter de rire. Elle ne comprend pas tout de suite quand elle sent des bras l’enserrer avec douceur, puis avec une ferveur inquiète. Jonathan s’est redressé, son sexe amolli toujours en elle, il la sert contre lui avec l’énergie du désespoir. Il lui murmure, une lueur d’espoir dans ses yeux mouillés : « Pardon. Je t’en prie, laisse-moi rester avec toi. »
Nour, attendrie, se résolut à vivre avec Jonathan une belle histoire d’amour et sexe.