« et moi, et moi, et moi… ! »

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Aujourd’hui que je n’aime plus, je n’arrive pas à croire que j’ai tant aimé.

J’arrive plus à me remettre dans cette peau d’amoureuse. Comment peut-on passer du « le moindre de ses petits bobos me fait mal à moi aussi » à « il pourrait crever demain que j’en aurais rien à foutre » ? Ça, c’est du mystère psychologique ! Pourtant, elle a bien existé. Mais maintenant pour m’en convaincre…

Rappelle-toi ! Rappelle-toi ! Au début, tu voulais pas t’endormir. Tu voulais pas t’endormir et tu voulais pas le laisser dormir tellement t’avais peur qu’au réveil, tout soit changé, tout soit fini, qu’il ne t’aime plus, paf ! Comme ça ! D’un coup d’un seul ! T’y croyais pas à ta chance, alors tu parlais, parlais, posais des questions, réclamais des histoires, encore des histoires, tu le secouais pour pas qu’il s’endorme… Mais quand, malgré toute sa patience pour la gamine que t’étais, il en avait marre, il fallait se détacher… prendre le risque que tout disparaisse, que tout parte en fumée au milieu des rêves… C’était tellement dur que parfois t’en pleurais. Lui, c’était comme un bébé bien content qu’on arrête de le tripatouiller et qui peut enfin s’abandonner au sommeil tu le voyais bien, pendant que toi, tu restais, avec tes angoisses, avec la trouille d’être séparé de lui par le sommeil. Parce que c’était ça aussi. C’était aussi la crainte de ces étranges heures de sommeil passées côte à côte mais l’un sans l’autre… Dormir était devenu épuisant !

Dire qu’aujourd’hui je passe mon temps à écrire sur tout et n’importe quoi ! Je rapporte dans mon journal les livres que je lis, les films que je vois, les musiques que je chante, les restaurants où je mange, les rencontres que je fais, les hommes qui m’attirent ; je parle de mes journées au travail, de l’évolution de mes amitiés, de ma famille, des arbres et des plantes que j’ai coupés, taillés, désherbés dans mon jardin, du ménage que j’ai fait ou pas fait, de ces jours où j’ai eu mal aux dents, à la tête, au dos, au ventre, au ventre surtout à cause des règles – parfois légères, insignifiantes mais souvent douloureuses, obsédantes, et alors je me sens grosse, grosse, grosse, un cachalot échoué sur la plage ; je parle de mon chat que j’emmène pour la millième fois chez le véto et s’il mange, pisse, dort, joue et se lèche bien comme il faut ; et surtout je parle de comment je me sens, moi, moi, moi ! Malade, vide, seule, déprimée ? Audacieuse, joyeuse, jolie, rêveuse ? Les craintes, les angoisses, les douleurs, les espoirs, les rêves et les joies sont analysées, décortiquées, passées au peigne fin. Aujourd’hui, je rapporte tout. Alors que je ne retrouve presque rien sur l’épopée amoureuse… Je n’écrivais pas. C’est tout de même con pour une fille qui se targue de vouloir écrire des histoires d’amour ! Mais je sais, je sais pourquoi. Je n’avais pas besoin d’écrire. C’était lui mon journal.

Anaïs Nin, qui écrivait dans son journal depuis ses 11 ans, était persuadée qu’elle en abandonnerait l’écriture une fois mariée. Pourtant, de toute sa vie, s’il y a bien une chose à laquelle elle est restée fidèle, c’est bien à son journal qu’elle n’a jamais pu lâcher. Elle s’est toujours cachée sous de jolis mensonges pour se protéger et protéger les autres, faisant une œuvre de sa vie, alors que moi, toute persuadée que je suis que ça intéresse, je m’empresse de dévoiler les moindres découvertes que je fais sur moi-même. Sur le coup, je suis tellement heureuse d’avoir chopé au vol une impression, une émotion, une pensée que je m’attends à ce que tout le monde se réjouisse avec moi ; je multiplie les colliers de nouille et tout essoufflée, je les tends aux autres avec amour sans me rendre compte qu’ils ne me remercient que d’un sourire poli, voire embarrassé, en se demandant déjà ce qu’ils vont pouvoir en foutre. Comprennent-ils que ce n’est pas que du nombrilisme ? Mais plutôt l’aveu d’un élan qui me porte vers les autres ? Plonger en moi-même, c’est aller à la rencontre, à la conquête des autres car une découverte sur soi est une découverte des autres. Et l’écriture, aussi, à mes yeux, est un pont que je bâtis pour rejoindre les autres.

Je n’écrivais plus mais je n’ai jamais cessé de me raconter. Je voulais tout lui dire ! Et qu’il retienne tout ! Ne rien omettre, même les choses les plus insignifiantes. Donner, donner, donner pour faire de lui Celui-Qui-Sait-Tout et que nous soyons chacun la preuve vivante de l’existence de l’autre. Et toujours creuser, fouiller, farfouiller dans l’espoir de trouver encore chez l’autre un recoin à dépoussiérer. Même ainsi, les points de contact réels entre deux êtres sont rares, sont à chérir. Nous bâtissons nos relations sur ces brefs instants magiques où deux êtres ont réussi à se voir, se rencontrer et communiquer pour de vrai. Et nous avons raison.

J’ai écrit : « Maintenant qu’il n’est plus à mes côtés, qui me connaît et me connaîtra vraiment ? Il s’est tant approché de moi que j’ai cru qu’il connaissait tout de moi. Je constate aujourd’hui, avec un sourire, que ce n’est pas tout à fait juste. Mais quand même ! Alors si ce n’est plus lui qui me connaît et qui construit ma légende, c’est moi qui dois le faire. Quoi de mieux qu’un journal pour faire l’expérience de ce que nous sommes. Aujourd’hui, je m’élance avec ardeur, impatience, excitation et j’espère qu’avec le temps, j’aurais la possibilité de tout raconter. »

J’ajoute aujourd’hui que c’est à vous que je veux tout raconter.

« Mais qu’est-ce que c’est encore que ce truc ? Qu’est-ce qu’elle nous a encore pondu ? Quand est-ce qu’elle trouvera un style à elle et s’y fixera, en bougera plus ? Allez ! Et va falloir la lire avec ça ! » Comme je vous comprends… Mais entre vous et moi, je me choisis moi ; tant pis pour vous !

À l’époque, je voulais un gamin, un gamin avec lequel la gamine en moi pourrait jouer. Et c’est sans doute, ce que je préférais faire : jouer ! Le lit était un radeau abandonné au milieu des flots, loin du temps, des autres et de toutes préoccupations d’adultes ; c’était le pays imaginaire où s’inventent, se créent et se jouent tout à la fois des tonnes d’histoires qui prenaient fin dès que le premier pied hors du lit était posé. Alors, la vie sociale reprenait. C’était toujours lui qui posait le premier pied.

Un jour, il a dessiné deux bonhommes bâtons, enfin un homme bâton et une femme bâton, lui et moi, et tout autour d’eux, une constellation de mots qui les enveloppaient, des mots magiques, incantatoires, dotés de significations secrètes. Nous avions inventé un nouveau langage, le nôtre.

J’ai été très occupée à l’attendre aussi. Mais ça, c’est quelque chose qui ne se dit pas.

« – On se voit ce soir ?

– Je peux pas.

– Quoi de prévu ?

– Je l’attends.

– Ah vous aviez prévu de vous voir ?

– Non. Je l’attends quand même. »

Non, décidément, le monde n’est pas prêt pour ça !

***

De manière générale, j’ai beaucoup pleuré avec lui. C’est pas de sa faute. C’est pas de la mienne non plus, vous me direz. J’ai une nature de grosse pleureuse ! C’est comme ça ! Quand quelque chose doit sortir, ça trouve son chemin par les larmes. Floup ! Y a pire, mais c’est agaçant. J’ai jamais pu enguirlander quelqu’un jusqu’au bout, je suis pas crédible en femme qui s’énerve et quand j’essaie, la colère monte, monte, gronde et explose… en larmes ! Les rares fois où on a haussé le ton tous les deux, ça ne pouvait pas durer longtemps, à cause justement de ces larmes toujours prêtes à jaillir. De l’entendre me parler, avec une grosse voix agacé, mon cœur pouvait pas tenir… Et lui, même après des années passées ensemble, même après m’avoir vu chialer pour mille et une raisons sur le canapé, dans la rue, dans ses bras, sur le sol de la cuisine, le parquet du salon, le carrelage de la salle de bain, enfin partout où c’était possible, lui, il était toujours complètement désemparé. Quand c’étaient les larmes, il arrêtait tout : Lucine pleure, on rigole plus, faut s’occuper d’elle. Elles étaient fortes. Donc même si on l’avait voulu, une vraie scène de dispute, ça aurait été délicat.

Aux enterrements, c’est moi la plus grande des chialeuses ! Même quand le mort, je le connais pas tant. C’est que de voir les autres pleurer, c’est comme contagieux, j’en pleure d’autant plus. Je me souviens, je faisais la queue pour le self du collège quand des élèves étaient revenus d’un enterrement auquel j’étais pas allée, ne connaissant pas le principal intéressé. Mais de les voir arriver, tous, épuisés par les larmes, les yeux tout rouges, les paupières gonflées, le regard désespéré, j’ai pas tenu du tout, je me suis mise à pleurer plus fort que tout le monde, et à la fin, c’est moi qu’on a dû consoler.

Quand je peux, je m’isole. Sinon, à force les gens vont croire que j’exagère. Ils comprennent pas qu’on puisse pleurer pour si peu ; sont radins dans le fond ! Alors que pour moi, le monde qui s’offre à nous déborde de choses propres à nous émouvoir. Y a le choix : on peut pleurer contre la violence, l’injustice, la bêtise, l’absurdité du monde, pleurer sur nos jalousies et nos petites tragédies à nous mais surtout, on peut pleurer de joie et de gratitude infinie pour la nature, les paysages, les animaux, pour la musique, la littérature, la peinture, le cinéma, et parfois pour la gentillesse, la tendresse, la sincérité.

Quelquefois aussi, j’ai pleuré après l’amour. D’avoir été aussi proche de celui qu’on aime, d’avoir eu la sensation d’enfin toucher du doigt la part la plus intime de l’autre et bim ! d’en être brusquement séparé ! Chacun retombe de son côté ! Quoi ? C’est tout ? Après ces instants de grâce, faut aller aux toilettes et reprendre une vie sociale avec d’autres gens ? C’est cruel.

Vous avez compris, à peu près tout est susceptible de me faire pleurer. Alors forcément, des fois, j’avance à tâtons.

Mais je pense pas être la seule. Je vois bien quand je parle avec maman, quand on se parle avec une certaine émotion, je sens de mon côté les larmes qui grimpent et qu’attendent le top départ. Je lève courageusement la tête pour la regarder droit dans les yeux et je vois qu’en face, elle aussi, elle lutte. Et on se tient l’une en face de l’autre comme deux grandes imbéciles qui veulent pas craquer, à se cacher mutuellement une sensibilité qui crève les yeux.

***

Je lis Anaïs Nin et bim je me surprends à écrire comme elle dans mon journal. J’ajoute du Guitry et hop ça change de tournure ! Un peu de Jane Austen ? de sœurs Brontë ? d’Edith Wharton ? Me voilà partie dans autre chose ! Je lis Proust et… bon je suis incapable d’imiter Proust ! Mais alors c’est encore pire : j’écris une langue faussement élégante très bizarre, très ratée aussi ! Pour tout vous dire, je me suis même mise aux vers en lisant une anthologie de poétesses… Rien ne m’arrête ! Et là ? Maintenant ? Le jeu, c’est de deviner mes dernières lectures…

Lire me donne envie d’écrire. Mais me donne envie d’écrire à la sauce de. Ça en devient comique. Imiter, y a rien de pire ! Faut que la voix parte de l’intérieur, du « tout au fond », des entrailles ! Je le dis, le redis, le re-redis et y a pas moyen ! J’attrape un stylo et j’imite sans le vouloir ! Sans vergogne ! Certaines langues m’inspirent plus que d’autres, c’est certain, et alors ça devient tellement facile d’écrire, ça coule, ça coule, ça dégouline tout seul… ça dégouline tellement que je m’en méfie.

« Elle s’en méfie, mais elle continue ! » Pas faux !

Je dis que ça en devient comique mais pour être honnête, c’est surtout tragique ! Cruel ! Pour vous et pour moi. Car j’ai si peur de devenir comme Anaïs Nin, que j’adore bien sûr, mais qu’était malgré elle, une coincée du roman, une constipée du chef-d’œuvre romanesque… On pousse, on pousse… Rien ne sort… Enfin, pour être exact, je n’aime pas ce qui en sort, je ne m’y reconnais pas. « C’est du Lucine ? C’est Lucine qu’a écrit ça ? Ah d’accord… » Non ! Pas d’accord ! Moi je voudrais que ça pue le Lucine à plein nez ! Qu’au bout de quelques lignes, le pauvre diable qui s’est fait piéger bondisse et hurle : « Qui c’est qui m’a encore mis du Lucine sur ma tab’ de ch’vêt ? »

Là, ça ne se voit pas mais je suis une femme tout en subtilité, élégante et douce… Et dans l’écriture, comme dans la vie, mon cœur balance. Entre la normande, provocatrice, grossière, grande gueule et la timide, charmante, gentille, coquette. Mais autant dans la vie, je crois être arrivée à une certaine cohabitation, autant dans l’écriture, je sais pas où poser mon cul.

Oui, je suis une gentille, moi, une vraie gentille ! Hypocrite même, tellement je suis polie et pas froissante, pas contrariante ; un peu Philinte sur les bords. Je suis cap de continuer à sourire sans relâche face à la connerie, ça, c’est l’apprentissage du service public ! Mais je suis une Philinte béate d’admiration devant tous les Alceste du monde ! C’est plus fort que moi. Ceux qui sont dans l’excès, le trop plein, toujours à la limite, qui sont radicaux, qui vont au bout de leurs idées et de leurs idéaux, qui disent ce qu’ils ne faut pas dire, ce sont mes préférés.

Petit clown ! Je suis un petit clown ! Tout est petit chez moi. C’est pas moi qui le dis. Même dans mon appart, tout est petit : les canapés, les chaises, le bureau, les petites plantes, le petit café et les petites tisanes, le chat ! Les vétos, à chaque fois je leur amène le petit acrobate, ils en reviennent pas de son âge, « petit gabarit » qu’ils disent. Et j’entends de ma fenêtre les enfants qui s’écrient « Oh le chaton ! » et leurs parents de hocher la tête et d’ajouter : « Il doit avoir quelques mois » et alors je me dis que c’est peut-être pas grave si j’ai la main un peu lourde sur les croquettes. Tout est petit chez moi… sauf mon cul ! C’est déjà ça !

J’ai des petits seins aussi. Plusieurs fois déjà en soirée, on m’a fait le coup : un mec que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam s’approche de moi, me regarde, regarde mes seins et direct, droit dans les yeux, gentleman, me dit : « Je préfère les femmes qui ont des petits seins ». Je dis quoi ? Je dis merci ? J’ai dit merci. Les femmes à petits seins te remercient pour ton soutien sans faille. Grâce à toi, nous ne pleurerons plus dans nos chaumières ! Ha !

Je n’ai même pas tout lu de Céline ! Il m’en reste encore des trésors à découvrir ! Je veux dire qu’il m’en restait même avant qu’on en découvre, de vrais trésors inédits ! Moi qui avale les livres, je le lis doucement, je me force à ralentir, à pas tout bouffer d’un coup, à savourer, je fais mon élégante. De nature, je suis gourmande, gloutonne. Je mange pas un, deux, trois carrés de chocolat, non, je m’enfile la tablette ! Un petit verre de vin en fin de journée ? Buvons la bouteille tant qu’à faire ! Et je lis trop vite, beaucoup trop vite ! C’est aussi le métier qui veut ça. Quand je finis un livre et qu’on m’en parle, je me dis toujours qu’à force de lire trop vite, j’ai tout raté ! Heureusement, la relecture ne me fait plus peur. D’ailleurs, entre Céline et moi, ça n’a pas été le coup de foudre ! Non pas du tout ! Car si je suis gourmande, je suis aussi une fille lente, qui met du temps à apprécier les choses et les gens. J’ai lu Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit : rien ! Pas d’émotions, pas de grands chamboulements. Juste l’impression désagréable de passer à côté de quelque chose d’incroyable. Je voyais bien que je voyais pas. Le choc est venu à la relecture. Boum.

***

Plus j’avance dans ce drôle de texte, plus je vois comment les mots sortent de moi lorsque je ne les brusque pas, et plus l’image de moi-même devient évidente. Mais vous auriez vu l’état dans lequel j’étais quand j’ai commencé à écrire… C’est bien simple : vous m’auriez pas lue ! Joue gonflée, douleur au trou de dent, humeur pourrie à cause du manque d’alcool, de tabac, de café, de tisane… Et après, j’ai fini ma boîte de médicaments… A pu ! Et puis j’en ai eu marre de tourner à quatre glaces par jour, alors il a fallu que je me prive de ça aussi…

Quand j’étais toute jeune, je regardais les jeunes femmes en couple. Voir comment elles se comportaient. Et toujours, je les trouvais excessives, jalouses, possessives, collantes, ridicules, malheureuses pour un sou et sans humour ! Je me disais que, moi, je ne serais pas comme ça ! Moi, je serais agréable, amusante, légère, drôle, compréhensive. Quelle était donc la logique qui leur faisait préférer ces ronchonnes à la merveille que j’étais ? Ha ! C’était bien mal me connaître ! J’ai presque immédiatement été couronnée Grande Princesse Capricieuse.

En amour, c’est drôle, on se sent unique pile quand on se met à faire exactement comme tout le monde. Mais sur le coup, on ne sait pas. Et là-dessus, moi, j’étais tellement sûre d’avoir vécu un amour exceptionnel que même quand ça a été fini, je m’y suis agrippée à cette pensée, avec l’obstination d’une veuve éplorée ; de celle qui pleure, chérit, idéalise et finit par faire de sa perte son identité même. J’errais d’amis en amis, en ressassant toujours la même rengaine. J’étais celle qui disais : « l’amour existe, mes enfants, il existe ! Et c’est l’une des plus belles choses au monde. Moi ? Pour moi ? Non, c’est fini. C’est trop tard. » Le sourire sage et discret de celle qui en sait plus que ce qu’elle veut bien montrer ; voilà l’image que je voulais renvoyer ! Je divulguais allégrement ma sagesse aux autres et une fois, je me souviens, j’expliquais (encore) à une amie en quoi ma relation avait été extraordinaire et à la fin de mon blabla inspiré de veuve transie, elle me regarde pas impressionnée du tout et me dit : « Mais tous les couples pensent être uniques, non ? J’ai l’impression d’entendre ça tout le temps. » La douche froide. Ça m’a bien cassé l’élan. Elle y croyait pas, elle, à mon histoire. J’en suis restée baba. Et j’avais beau essayer de la convaincre, y a pas, elle en démordait pas, restait le visage insensible, pas du tout les yeux brillants, lâchant à la fin un « Si tu veux » pas convaincu.

On peut en revenir évidemment de cette drôle de maladie d’amour ! Mais une fois qu’on en est sortie, qu’on est bien contente de n’être plus sujette à toutes ces tortures de l’esprit, qu’on a gagné un temps fou pour créer et faire tout ce qui nous plaît, c’est automatique ! On ne demande qu’à y retourner ! Encore ! Encore ! Jamais assez ! Ça nous rend si vivants ! Le jour où je dirai stop, c’est que je serai très vieille. Et encore. Probablement que je m’imaginerais troubler un petit infirmier par mon esprit de vieille sage qui m’enlèvera de ma prison de retraite pour la dernière des aventures… Voilà la bête ! Toujours prête à rêvasser, à s’imaginer les pires âneries, les pires gnangnantises ! Je passe autant de temps à vivre qu’à rêver, d’ailleurs je n’ai plus envie de séparer le rêve de la réalité ; elle n’en sera que plus belle et palpitante, voilà tout !

Ces jours-ci, j’ai relu presque intégralement mon journal, faisant ainsi naître des voix tantôt tendres et pleines de compassion, tantôt un peu moqueuses :

« La pauvre ! Qu’est-ce qu’on fait ? On lui dit ? On lui dit pas ?

On lui dit pas ! Qu’elle se débrouille ! T’inquiète elle finira par s’en sortir ! »

***

Tout s’embrouille, se mélange, s’efface. Les souvenirs sont en train de m’échapper. Il n’en reste que des brides, qui disparaîtront un jour eux aussi, je le sais maintenant. Avant, je ne concevais pas de pouvoir oublier ces preuves d’amour chaque jour renouvelées. Comme tout cela est bien fragile en réalité… Une bulle de savon, que j’essaie maladroitement d’attraper pour écrire ici… Mais vous connaissez les bulles de savon ? Paf !

Il faut être deux pour se souvenir, pour construire un mythe, notre mythe et le faire vivre des siècles et des siècles, en brûlant des cierges et priant dans la nuit, pour que chaque jour, il ressuscite. C’est au creux de l’oreille qu’on se raconte notre histoire… Il faut être deux pour se souvenir à tout jamais. Toute seule, on ne peut pas. D’ailleurs, on ne veut pas. Faut faire de la place. Et tout ce qui ne demandait qu’à sortir, on le pousse dehors encore plus vite, allez ouste ! Du vent, du balai ! Boutons les souvenirs hors de la tête ! J’ai honte quand je pense à l’ancienne amoureuse qui doit me haïr. Je fais le ménage et jette sans ménagement d’anciennes reliques, d’anciens trésors, d’anciens souvenirs dans un haussement d’épaules et, elle, désespérée des crimes que je commets, elle me suit, me supplie mais je n’entends rien, je chante plus fort qu’elle maintenant, alors elle se traîne sur le sol et ramasse ce qu’elle peut pour essayer de les sauver de l’oubli mais quand elle se relève, le regard ahuri et la robe déchirée, ses mains sont vides.

Au fond, la seule que je n’ai pas envie d’oublier, c’est elle.